Par un arrêt en date du 8 novembre 2005, la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en grande chambre, a précisé le régime de la libre circulation des marchandises applicable aux échanges entre l’île de Jersey et le Royaume-Uni. En l’espèce, une réglementation adoptée par les autorités de Jersey avait pour objet d’encadrer la commercialisation des pommes de terre exportées vers le Royaume-Uni. Cette législation, motivée par la volonté de garantir des marges bénéficiaires jugées plus équitables pour les producteurs locaux, mettait en place un organisme de commercialisation unique. Les producteurs et les sociétés d’exportation étaient contraints de s’enregistrer auprès de cet organisme et de conclure avec lui des contrats fixant notamment les surfaces de culture autorisées ainsi que l’identité des acheteurs. Une société de commercialisation a contesté la compatibilité de ce dispositif avec le droit communautaire devant la juridiction de Jersey. Celle-ci, confrontée à une difficulté d’interprétation des traités européens, a saisi la Cour de justice d’une demande de décision préjudicielle. Les prétentions des parties opposaient la légitimité d’une organisation de marché interne à la prohibition des entraves aux échanges intracommunautaires. Il était donc demandé à la Cour de déterminer si une réglementation nationale, bien que concernant les échanges entre un territoire et l’État membre dont il dépend, pouvait constituer une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’exportation ainsi qu’une taxe d’effet équivalent à un droit de douane, prohibées par le droit communautaire. La Cour a répondu par l’affirmative, jugeant un tel régime incompatible avec les articles 23, 25 et 29 du traité CE, en raison de son effet restrictif sur les exportations et du caractère illicite des contributions financières qu’il instaurait. La Cour, pour asseoir sa solution, qualifie d’abord la réglementation en cause d’entrave prohibée à la libre circulation des marchandises (I), avant de se prononcer sur l’illicéité des prélèvements financiers qui l’accompagnent (II).
I. La qualification de la réglementation en entrave à la libre circulation
La Cour de justice établit d’abord que le régime d’exportation imposé par les autorités de Jersey relève bien du champ d’application matériel et territorial des prohibitions communautaires (A), avant de le caractériser précisément comme une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’exportation (B).
A. L’extension du champ d’application de l’interdiction des restrictions aux exportations
La Cour commence par déterminer le cadre juridique applicable aux échanges entre Jersey et l’Union européenne. Elle rappelle que le protocole n° 3 annexé à l’acte d’adhésion de 1972 soumet les îles Anglo-Normandes à la réglementation communautaire en matière douanière et de restrictions quantitatives. Elle juge ensuite que « les îles Anglo-Normandes, l’île de Man et le Royaume-Uni doivent être assimilés à un seul État membre » pour l’application des règles de libre circulation. Cette assimilation aurait pu conduire à considérer les flux entre Jersey et le Royaume-Uni comme purement internes et donc hors de portée du droit communautaire. Cependant, la Cour écarte cette conclusion en adoptant un raisonnement pragmatique fondé sur les réalités du marché unique. Elle souligne en effet que « rien n’exclut que les pommes de terre expédiées au Royaume-Uni fassent ensuite l’objet d’une réexportation vers d’autres États membres ». Par cette analyse, elle considère que toute entrave aux échanges entre une partie du territoire d’un État membre et une autre est susceptible d’affecter le commerce intracommunautaire dans son ensemble. La réglementation de Jersey, bien que visant formellement un marché bilatéral, produit donc des effets qui dépassent ce cadre et peuvent cloisonner le marché intérieur.
B. La caractérisation d’une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative
Une fois l’applicabilité de l’article 29 du traité CE confirmée, la Cour examine la nature du régime mis en place. Elle retient que celui-ci constitue une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’exportation. Son raisonnement s’appuie sur la jurisprudence constante selon laquelle de telles mesures sont celles « qui ont pour objet ou pour effet de restreindre spécifiquement les courants d’exportation et d’établir ainsi une différence de traitement entre le commerce intérieur d’un État membre et son commerce d’exportation ». En l’espèce, le système de Jersey correspond parfaitement à cette définition. Il impose des obligations d’enregistrement et de contractualisation qui ne s’appliquent qu’aux pommes de terre destinées à l’exportation, créant une discrimination manifeste par rapport aux produits vendus sur le marché local. De plus, en limitant les surfaces plantées pour l’exportation et en désignant les acheteurs autorisés, la réglementation a un effet direct de limitation des volumes exportables. La Cour rejette par ailleurs la justification avancée par les autorités locales, tirée de la nécessité d’assurer la loyauté et la transparence des transactions, en jugeant la mesure disproportionnée. Elle estime que de tels objectifs « peuvent en tout état de cause être poursuivis par d’autres moyens qui […] n’impliquent pas l’instauration de mesures d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’exportation prohibée ».
Après avoir invalidé le mécanisme de régulation des exportations, la Cour examine la compatibilité des charges financières qui lui sont associées avec le droit communautaire.
II. L’illicéité des prélèvements financiers liés au mécanisme d’exportation
La Cour se penche sur les deux types de cotisations que l’organisme de commercialisation pouvait imposer aux producteurs. Elle conclut à l’illégalité de la cotisation assise sur les quantités exportées en la qualifiant de taxe d’effet équivalent (A), puis elle se prononce sur le sort de la cotisation calculée sur les surfaces de production (B).
A. La prohibition de la cotisation assise sur les quantités exportées
La Cour analyse la cotisation calculée en fonction des quantités de pommes de terre exportées au regard des articles 23 et 25 du traité CE. Elle rappelle sa définition classique de la taxe d’effet équivalent à un droit de douane, à savoir « toute charge pécuniaire unilatéralement imposée […] et frappant les marchandises en raison du fait qu’elles franchissent la frontière ». Une cotisation dont le montant est directement proportionnel aux volumes exportés constitue une telle taxe. Le fait qu’elle s’applique à un flux entre deux territoires assimilés à un seul État membre ne la sauve pas de la prohibition. La Cour se fonde sur sa jurisprudence antérieure qui a déjà condamné les taxes perçues lors du franchissement d’une frontière régionale à l’intérieur d’un même État. Elle réaffirme ainsi que « l’union douanière implique nécessairement que soit assurée la libre circulation des marchandises entre les États membres et, de manière plus générale, à l’intérieur de l’union douanière ». La perception d’une charge au moment de l’expédition des marchandises de Jersey vers le Royaume-Uni est donc contraire au principe fondamental de l’union douanière, d’autant plus que ces marchandises sont susceptibles d’intégrer ensuite les circuits commerciaux vers d’autres États membres.
B. Le sort de la cotisation assise sur les surfaces de production
La Cour examine ensuite la seconde modalité de calcul de la cotisation, fondée sur la surface agricole affectée à la culture de la pomme de terre. À première vue, une telle charge n’apparaît pas comme une taxe d’effet équivalent, car elle n’est pas directement liée au franchissement d’une frontière. Elle taxe la production elle-même, indépendamment de sa destination finale. Toutefois, la Cour ne s’arrête pas à cette analyse formelle et examine la finalité de la cotisation. Elle juge que le droit communautaire « s’oppose à une cotisation […] dont le montant est fixé par un tel organisme en fonction de la surface agricole affectée par les intéressés à la culture de pommes de terre, dans la mesure où les recettes en résultant servent à financer des activités déployées par ledit organisme en méconnaissance de l’article 29 ce ». Ce faisant, elle applique un raisonnement par ricochet : si une taxe, même neutre en apparence, est exclusivement affectée au financement d’une activité elle-même contraire au traité, cette taxe devient illicite. La cotisation sur la surface servant à financer un système de restriction des exportations, elle est invalidée pour cette raison, illustrant la volonté de la Cour de garantir l’effet utile des prohibitions posées par le traité.