Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la portée du principe de primauté du droit de l’Union dans le contexte d’une réglementation nationale instaurant un monopole public sur les paris sportifs, jugée contraire aux libertés fondamentales du traité. En l’espèce, une société établie à Malte proposait des paris sportifs en Allemagne par l’intermédiaire d’une autre entité. Les autorités allemandes ont interdit cette activité en se fondant sur la législation du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, qui instaurait un monopole public dans ce secteur. Saisi d’un recours, le Verwaltungsgericht Köln a constaté que ce monopole semblait incompatible avec la libre prestation de services et la liberté d’établissement garanties par le droit de l’Union. Cette juridiction a également relevé que le Bundesverfassungsgericht, la cour constitutionnelle fédérale, avait déjà jugé un monopole similaire contraire à la loi fondamentale allemande pour des motifs convergents, tout en décidant d’en maintenir les effets à titre transitoire jusqu’au 31 décembre 2007, afin de permettre au législateur de remédier à l’inconstitutionnalité. L’Oberverwaltungsgericht Nordrhein-Westfalen, une juridiction supérieure, avait estimé que cette période transitoire devait également s’appliquer à l’incompatibilité avec le droit de l’Union pour des motifs de sécurité juridique. Éprouvant des doutes sur la compatibilité d’une telle suspension avec le principe de primauté, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice sur la possibilité de maintenir temporairement en vigueur une réglementation nationale contraire au droit de l’Union. La Cour de justice répond par la négative, en affirmant qu’une réglementation nationale incompatible avec la liberté d’établissement et la libre prestation de services ne peut continuer à s’appliquer pendant une période transitoire, en raison de la primauté du droit de l’Union directement applicable.
La Cour réaffirme avec force le caractère absolu de la primauté du droit de l’Union, excluant toute possibilité pour une juridiction nationale de moduler dans le temps les effets de l’incompatibilité d’une loi interne (I). Cette solution, fondée sur l’obligation incombant au juge national d’assurer la pleine efficacité des normes de l’Union, emporte des conséquences déterminantes sur son office lorsqu’il est confronté à un conflit de normes (II).
I. L’affirmation de la primauté inconditionnelle du droit de l’Union sur les dispositions nationales contraires
La Cour de justice rejette la possibilité d’une application différée de ses jurisprudences en s’opposant à ce qu’une décision de justice nationale puisse justifier la suspension des effets du droit de l’Union (A) et en écartant l’analogie avec sa propre faculté de moduler les effets de l’annulation d’un acte de l’Union (B).
A. L’inefficacité d’une décision juridictionnelle nationale, même constitutionnelle, pour suspendre l’effet du droit de l’Union
La Cour rappelle que le juge national, en tant qu’organe d’un État membre, a l’obligation d’appliquer intégralement le droit de l’Union directement applicable et de protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers. Cette obligation impose de laisser inappliquée toute disposition contraire de la loi nationale, qu’elle soit antérieure ou postérieure à la norme de l’Union. La décision du Bundesverfassungsgericht de maintenir les effets de la réglementation nationale jugée inconstitutionnelle ne peut donc faire obstacle à cette obligation. La Cour souligne que la juridiction constitutionnelle allemande ne s’était d’ailleurs pas prononcée sur la compatibilité du monopole avec le droit de l’Union. Ainsi, une décision juridictionnelle interne, même au plus haut niveau, ne saurait justifier une dérogation au principe de primauté. La Cour énonce clairement que « une telle circonstance ne saurait faire obstacle à ce qu’une juridiction nationale qui constaterait que cette même réglementation méconnaît des dispositions d’effet direct du droit de l’Union, tels les articles 43 CE et 49 CE, décide, conformément au principe de primauté du droit de l’Union, de ne pas appliquer ladite réglementation ». Cette position est une illustration de la jurisprudence constante selon laquelle « des règles de droit national, fussent-elles d’ordre constitutionnel, portent atteinte à l’unité et à l’efficacité du droit de l’Union ».
B. Le rejet de l’analogie avec la modulation des effets d’un acte de l’Union annulé
Face à l’argument des États membres qui suggéraient une analogie avec le pouvoir de la Cour de maintenir provisoirement les effets d’un acte de l’Union annulé ou invalidé, la Cour opère une distinction fondamentale. Elle rappelle qu’elle peut, sur le fondement de l’article 264, second alinéa, du TFUE, moduler les effets de ses propres arrêts d’annulation pour des « considérations impérieuses de sécurité juridique », afin d’éviter un vide juridique. Cependant, ce pouvoir d’appréciation appartient à la seule Cour et concerne les actes de l’Union, non les réglementations nationales. La Cour refuse de transposer ce mécanisme au profit des juridictions nationales. Elle précise que, même à supposer qu’une telle analogie soit envisageable, elle serait en tout état de cause exclue en l’espèce. En effet, elle relève l’absence de « considérations impérieuses de sécurité juridique propres à justifier » une telle suspension. La juridiction de renvoi avait elle-même constaté que la réglementation restrictive ne contribuait pas à limiter les activités de paris de manière cohérente et systématique. Par conséquent, le maintien, même temporaire, d’une telle réglementation ne pouvait se justifier par un objectif de protection des consommateurs.
Cette réaffirmation rigoureuse du principe de primauté emporte des conséquences directes et impératives pour le juge national, dont le rôle de garant de l’application du droit de l’Union se trouve ainsi précisé.
II. Les conséquences pratiques de la primauté pour le juge national
La solution retenue par la Cour de justice confirme sans ambiguïté l’obligation pour le juge national d’écarter immédiatement la loi interne incompatible (A), et ce, même face à des arguments tirés de la nécessité de préserver l’ordre public ou d’éviter un vide juridique (B).
A. L’obligation pour le juge national d’écarter la loi interne incompatible
La Cour rappelle sa jurisprudence fondatrice, notamment l’arrêt *Simmenthal* du 9 mars 1978, en soulignant que le juge national a le devoir d’assurer le plein effet des normes de l’Union. Il doit, au moment même de leur application, écarter les dispositions législatives nationales qui y font obstacle, sans avoir à demander ou à attendre leur élimination préalable par la voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel. La Cour précise qu’est « incompatible avec les exigences inhérentes à la nature même du droit de l’Union toute disposition d’un ordre juridique national ou toute pratique, législative, administrative ou judiciaire, qui aurait pour effet de diminuer l’efficacité du droit de l’Union ». L’effet d’éviction de la norme nationale contraire au droit de l’Union est donc immédiat et inconditionnel. Le juge national n’est pas simplement autorisé à écarter la norme nationale ; il y est tenu. La décision commentée renforce ainsi le rôle du juge national comme juge de droit commun de l’application du droit de l’Union, en faisant de lui le garant immédiat de son effectivité.
B. Le refus de la suspension temporaire pour des motifs d’ordre social
L’argument principal avancé pour justifier une période transitoire était la nécessité d’éviter un vide juridique susceptible de menacer des intérêts publics, tels que la protection des consommateurs contre les risques liés aux jeux d’argent. L’Oberverwaltungsgericht Nordrhein-Westfalen avait en effet jugé qu’une telle suspension se justifiait au motif que des impératifs liés à la protection de l’ordre social s’opposeraient à l’éviction immédiate de la réglementation. La Cour de justice écarte cet argument de manière catégorique. En constatant que la réglementation en cause ne contribuait pas de manière cohérente à la poursuite de ces objectifs, elle prive de toute substance la justification avancée. Le maintien d’une législation restrictive inefficace ne saurait être justifié par les buts qu’elle est censée poursuivre. En d’autres termes, l’existence d’un vide juridique ne saurait justifier le maintien d’une réglementation qui constitue elle-même une violation des libertés fondamentales garanties par le traité. Il appartient donc à l’État membre de mettre sa législation en conformité avec le droit de l’Union, et non au juge de pérenniser une situation illicite au nom de la sécurité juridique.