Par un arrêt du 8 septembre 2010, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions dans lesquelles un État membre peut restreindre la libre prestation de services dans le secteur des jeux de hasard. En l’espèce, une société établie dans un État membre, et y détenant une licence l’autorisant à proposer des paris sportifs en ligne uniquement à l’étranger, s’est vu refuser par les autorités d’un autre État membre le droit d’y exercer son activité. Ces autorités opposaient à l’opérateur un monopole public régional sur les paris sportifs, justifié par des objectifs de santé publique, notamment la prévention de l’addiction au jeu. L’opérateur a contesté ce refus devant les juridictions nationales, qui ont alors saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Le litige soulevait la question fondamentale de la compatibilité d’une telle réglementation nationale restrictive avec l’article 49 du traité instituant la Communauté européenne. Il s’agissait de déterminer dans quelle mesure les objectifs d’intérêt général invoqués par un État membre pouvaient justifier une dérogation à une liberté fondamentale, surtout lorsque la politique globale de cet État en matière de jeux de hasard semblait manquer de cohérence. La Cour a jugé que si les États membres conservent une marge d’appréciation pour réglementer ce secteur, les restrictions imposées doivent poursuivre les objectifs affichés de manière cohérente et systématique. Elle a ainsi estimé qu’un monopole ne saurait être justifié si, parallèlement, les autorités nationales encouragent la participation à d’autres jeux de hasard, potentiellement plus dangereux.
Il convient donc d’analyser la manière dont la Cour encadre la conciliation entre la libre prestation de services et les monopoles nationaux de jeux de hasard (I), avant d’examiner la portée des exigences qu’elle impose aux réglementations alternatives ou complémentaires à ces monopoles (II).
I. Une conciliation subordonnée à la cohérence de la politique nationale
La Cour de justice commence par affirmer largement le champ d’application de la libre prestation de services dans le domaine des jeux en ligne (A), pour ensuite conditionner très strictement la validité d’un monopole public à la cohérence globale de la politique de l’État membre concerné (B).
A. L’applicabilité extensive de la libre prestation des services aux opérateurs de jeux en ligne
La Cour rappelle d’abord que la liberté de fournir des services bénéficie à tout opérateur établi dans un État membre, y compris lorsque son activité est dirigée exclusivement vers d’autres États membres. Elle écarte l’argument selon lequel un opérateur ne pourrait se prévaloir de l’article 49 du traité CE au motif qu’il ne dispose pas d’une autorisation pour offrir ses services sur le territoire de son État d’établissement. La Cour précise que « le droit, pour un opérateur économique établi dans un État membre, de fournir des services dans un autre État membre, que consacre ladite disposition, n’est pas subordonné à la condition que ledit opérateur fournisse également de tels services dans l’État membre dans lequel il est établi ». Cette solution confirme que le critère pertinent est celui de l’établissement au sein de l’Union, et non l’existence d’un marché domestique pour l’opérateur. Ainsi, la Cour garantit une application large de cette liberté fondamentale à des activités transfrontalières par nature, comme celles proposées sur Internet, et empêche qu’un État membre puisse refuser le bénéfice du traité à un opérateur pour des motifs tirés de la spécificité de sa licence dans son État d’origine.
B. La sanction de l’incohérence des politiques nationales en matière de jeux de hasard
Le cœur de la décision réside dans l’appréciation de la justification du monopole. La Cour admet que la lutte contre l’addiction au jeu constitue une raison impérieuse d’intérêt général pouvant justifier des restrictions. Toutefois, elle subordonne la validité de ces mesures à une condition de cohérence et de systématisme. Elle estime qu’une juridiction nationale peut considérer qu’un monopole « n’est pas propre à garantir la réalisation de l’objectif en vue duquel il a été institué » si elle constate que, pour d’autres types de jeux de hasard présentant un risque d’assuétude supérieur, les autorités mènent des politiques d’expansion. En l’occurrence, la politique expansionniste menée pour les casinos ou les machines à sous, parallèlement au maintien d’un monopole strict sur les paris sportifs, est de nature à priver ce dernier de sa justification. La Cour souligne que la répartition interne des compétences entre entités fédérales et régionales est sans incidence, l’État membre étant tenu de respecter le droit de l’Union dans son ensemble. Cette approche pragmatique permet de démasquer les réglementations qui, sous couvert de protection de l’ordre public, poursuivent en réalité des objectifs budgétaires en canalisant les activités de jeu de manière sélective.
La Cour ne se limite pas à invalider un monopole incohérent ; elle encadre également les alternatives possibles, démontrant sa volonté de définir un cadre réglementaire complet pour le secteur.
II. Un encadrement strict des modalités de régulation du marché des jeux
Au-delà de la question du monopole, la Cour se prononce sur les conditions de validité des régimes d’autorisation qui pourraient le remplacer (A), tout en admettant la possibilité d’une interdiction ciblée et justifiée visant spécifiquement Internet (B).
A. La prohibition de tout pouvoir discrétionnaire dans l’octroi des autorisations
Anticipant l’éventualité où le monopole serait jugé contraire au droit de l’Union, la Cour examine la compatibilité d’un régime d’autorisation subsidiaire. Elle affirme qu’un tel régime, dérogeant à une liberté fondamentale, doit être « fondé sur des critères objectifs, non discriminatoires et connus à l’avance, de manière à encadrer l’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités nationales afin que celui-ci ne puisse être utilisé de manière arbitraire ». De plus, toute décision restrictive doit pouvoir faire l’objet d’un recours juridictionnel effectif. La Cour s’oppose ainsi fermement à ce qu’un système d’autorisation puisse devenir un instrument de protectionnisme déguisé, où l’administration conserverait un pouvoir discrétionnaire pour écarter de nouveaux entrants même s’ils remplissent toutes les conditions légales. Cette exigence de transparence et d’objectivité est une garantie essentielle pour les opérateurs économiques et assure que la limitation du nombre d’acteurs sur le marché, si elle est poursuivie, réponde véritablement aux objectifs d’intérêt général affichés et non à une volonté arbitraire de l’État.
B. La reconnaissance de la spécificité des risques liés à Internet
Enfin, la Cour analyse la compatibilité d’une interdiction générale d’offrir des jeux de hasard via Internet. Elle juge qu’une telle mesure peut être considérée comme apte à poursuivre des objectifs légitimes, même si les canaux traditionnels restent autorisés. La Cour reconnaît en effet les risques particuliers inhérents à Internet : « l’isolement du joueur, un anonymat et une absence de contrôle social, constituent autant de facteurs de nature à favoriser un développement de l’assuétude au jeu et des dépenses excessives liées à celui-ci ». Cette distinction entre les modes de distribution démontre une approche nuancée, qui ne condamne pas par principe toute restriction mais évalue sa proportionnalité au regard des dangers spécifiques de chaque canal. La Cour admet également qu’une mesure transitoire, limitée dans le temps et strictement encadrée, autorisant temporairement certains opérateurs à poursuivre leur activité en ligne pour leur permettre de s’adapter, n’est pas de nature à priver l’interdiction de sa cohérence. Elle offre ainsi aux États membres une voie pour réglementer le secteur de manière différenciée, à condition que cette différenciation soit objectivement justifiée par la protection des consommateurs.