Par un arrêt du 8 septembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’une demande de décision préjudicielle par la plus haute juridiction administrative d’un État membre, a précisé le cadre juridique applicable aux mesures nationales d’urgence visant à suspendre l’utilisation d’organismes génétiquement modifiés. En l’espèce, une société avait obtenu en 1998 une autorisation de mise sur le marché pour une lignée de maïs génétiquement modifié, conformément à la directive 90/220/CEE. Ce produit a par la suite été notifié en tant que « produit existant » au titre du règlement (CE) n° 1829/2003. Plusieurs années plus tard, les autorités de l’État membre concerné ont adopté des arrêtés suspendant puis interdisant la culture de ce maïs sur leur territoire, invoquant des risques pour l’environnement.
La société titulaire de l’autorisation a formé un recours en annulation contre ces arrêtés nationaux devant la juridiction administrative suprême. Elle soutenait que les mesures d’urgence relevaient de la compétence exclusive de la Commission européenne en vertu du règlement n° 1829/2003, et que l’État membre ne pouvait donc se fonder ni sur la clause de sauvegarde de la directive 2001/18/CE, qui avait abrogé et remplacé la directive de 1990, ni sur son droit national de transposition. Face à ce conflit de normes, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice sur la base juridique et les conditions de fond et de procédure qu’un État membre doit respecter pour adopter de telles mesures conservatoires à l’encontre d’un organisme génétiquement modifié autorisé au niveau de l’Union.
Il était ainsi demandé à la Cour de justice si, pour un produit autorisé sous l’empire d’une ancienne directive mais désormais régi par un règlement sectoriel en tant que « produit existant », un État membre pouvait encore recourir à la clause de sauvegarde générale de la directive cadre, ou s’il devait exclusivement utiliser la procédure de mesures d’urgence spécifique prévue par le règlement sectoriel.
La Cour répond que le régime des « produits existants » notifiés au titre de l’article 20 du règlement n° 1829/2003 est soumis aux dispositions de ce même règlement, y compris son article 34 relatif aux mesures d’urgence. Elle en déduit que l’application de ce régime spécial exclut le recours à la clause de sauvegarde prévue à l’article 23 de la directive 2001/18. La Cour précise ensuite que l’article 34 du règlement n° 1829/2003 n’habilite un État membre à prendre des mesures conservatoires qu’en respectant les conditions de procédure de l’article 54 du règlement n° 178/2002 et les conditions de fond tenant à l’existence d’un risque grave et manifeste.
Cette décision permet de clarifier l’articulation des régimes d’autorisation et de police sanitaire en matière d’organismes génétiquement modifiés (I), tout en définissant un cadre très strict pour toute intervention unilatérale d’un État membre (II).
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I. La clarification du cadre juridique applicable aux mesures nationales d’urgence
La Cour de justice opère une lecture combinée des textes pour déterminer la base juridique pertinente. Elle écarte la clause de sauvegarde de la directive générale au profit de la procédure d’urgence du règlement sectoriel, consacrant ainsi un mécanisme exclusif et centralisé.
A. L’exclusion de la clause de sauvegarde de la directive 2001/18
La Cour établit que le règlement n° 1829/2003 constitue une législation sectorielle qui déroge au régime général de la directive 2001/18. Pour les produits autorisés sous l’empire de l’ancienne directive 90/220 et notifiés comme « produits existants », le règlement n° 1829/2003 organise un régime transitoire et autonome. L’article 20, paragraphe 5, de ce règlement soumet explicitement ces produits à ses propres dispositions, « et notamment de ses articles 21, 22 et 34 ». Cette référence directe à l’article 34, qui porte sur les mesures d’urgence, ancre la compétence dans le champ du règlement.
Le raisonnement de la Cour est renforcé par une interprétation a contrario de l’article 17, paragraphe 5, du même règlement. Cette disposition, applicable aux notifications de produits existants via le renvoi de l’article 20, paragraphe 2, précise que lorsque le dossier de notification est fourni, « les articles 13 à 24 de la directive [2001/18] ne s’appliquent pas ». Dès lors, l’article 23 de la directive, qui constitue la clause de sauvegarde générale, est expressément écarté. La Cour en conclut que « des organismes génétiquement modifiés tels que du maïs MON 810 […] ne peuvent pas faire l’objet, de la part d’un État membre, de mesures de suspension ou d’interdiction provisoire […] en application de l’article 23 de la directive 2001/18/CE ». L’intention du législateur de l’Union était bien de substituer un régime spécial et complet au droit commun antérieur pour assurer une gestion harmonisée des risques liés à ces produits spécifiques.
B. La consécration d’une procédure d’urgence exclusive et centralisée
En écartant la clause de sauvegarde de la directive, la Cour confirme que l’unique voie ouverte à un État membre pour agir unilatéralement est celle de l’article 34 du règlement n° 1829/2003. Cet article ne définit pas lui-même la procédure, mais renvoie aux « procédures visées aux articles 53 et 54 du règlement n° 178/2002 », qui établit les principes généraux de la législation alimentaire. L’article 53 organise les mesures d’urgence prises par la Commission, tandis que l’article 54 régit les « autres mesures d’urgence » que peut prendre un État membre.
Ce renvoi crée un mécanisme procédural intégré qui subordonne l’action nationale à une inaction de la Commission. Un État membre ne peut adopter des mesures conservatoires que s’il a d’abord informé officiellement la Commission de la nécessité de prendre des mesures d’urgence et que celle-ci n’a pas agi. Le système est donc conçu pour préserver la primauté de l’action de l’Union, l’intervention nationale n’étant qu’une faculté subsidiaire et temporaire. La Cour souligne que la gestion d’un risque grave « relève, en dernier ressort, de la seule compétence de la Commission et du Conseil, sous le contrôle du juge de l’Union ». Cette centralisation vise à éviter des approches nationales divergentes et à garantir l’uniformité du marché intérieur pour des produits déjà autorisés.
L’identification de cette base juridique exclusive conduit logiquement la Cour à en préciser les conditions de mise en œuvre, qui se révèlent particulièrement exigeantes pour les autorités nationales.
II. L’encadrement strict du pouvoir d’intervention des États membres
La Cour ne se contente pas d’identifier la bonne procédure ; elle en interprète les conditions de manière à limiter étroitement la marge de manœuvre des États membres. Ces derniers doivent non seulement respecter des exigences procédurales contraignantes mais aussi prouver un niveau de risque particulièrement élevé.
A. Le respect d’exigences procédurales contraignantes
L’article 34 du règlement n° 1829/2003, lu à la lumière de l’article 54 du règlement n° 178/2002, impose à l’État membre d’informer « officiellement » la Commission de la nécessité d’agir, puis d’informer « immédiatement » la Commission et les autres États membres des mesures qu’il adopte. La Cour interprète ces exigences à la lumière de l’objectif de protection de la santé et du caractère urgent de la situation. Elle juge que l’information à la Commission doit intervenir « au plus tard de manière concomitante à l’adoption des mesures d’urgence par l’État membre concerné ».
Cette obligation de concomitance empêche un État membre de prendre des mesures dans le secret pour ensuite les notifier. Elle garantit que la Commission est en mesure d’exercer sans délai son contrôle et, le cas échéant, de déclencher la procédure au niveau de l’Union pour « la prorogation, de la modification ou de l’abrogation des mesures conservatoires nationales ». En subordonnant la légalité de l’acte national au respect de ces conditions procédurales, dont la vérification incombe au juge national, la Cour transforme une simple obligation d’information en une véritable condition de validité de la mesure nationale, renforçant ainsi la surveillance exercée par les institutions de l’Union.
B. La nécessité d’un risque grave et manifeste scientifiquement étayé
Sur le fond, l’article 34 du règlement n° 1829/2003 n’autorise des mesures que si un produit est « de toute évidence, susceptible de présenter un risque grave pour la santé humaine, la santé animale ou l’environnement ». La Cour interprète ces termes de manière restrictive. Elle estime qu’ils se réfèrent à « un risque important mettant en péril de façon manifeste la santé humaine, la santé animale ou l’environnement ». Loin de se satisfaire d’une simple éventualité, la Cour exige un degré de certitude et de gravité particulièrement élevé.
Surtout, elle précise que la preuve de ce risque ne peut reposer sur des conjectures. Se référant à sa jurisprudence antérieure, elle rappelle que des mesures de protection « ne sauraient être valablement motivées par une approche purement hypothétique du risque, fondée sur de simples suppositions scientifiquement non encore vérifiées ». L’État membre doit fonder sa décision sur une évaluation des risques « aussi complète que possible » qui s’appuie sur des « données scientifiques fiables ». En fixant ce standard de preuve, la Cour encadre strictement l’application du principe de précaution. Une simple incertitude scientifique ne suffit plus à justifier une mesure d’urgence nationale à l’encontre d’un produit déjà autorisé. Il faut des éléments nouveaux et probants qui remettent en cause l’évaluation initiale ayant fondé l’autorisation de mise sur le marché, ce qui place la barre très haut pour tout État membre souhaitant déroger aux règles du marché unique.