Cour de justice de l’Union européenne, le 8 septembre 2022, n°C-614/20

L’arrêt commenté, rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, porte sur l’interprétation du règlement (CE) n° 1370/2007 relatif aux services publics de transport de voyageurs. La décision clarifie la nature et les conséquences financières des obligations imposées par une autorité nationale aux opérateurs de transport. En l’espèce, une législation nationale contraignait les entreprises de transport par route et par chemin de fer à assurer la gratuité du transport pour certaines catégories de passagers, telles que les enfants en âge préscolaire et les personnes handicapées. Face à cette contrainte, la question de sa compatibilité avec le droit de l’Union et de l’éventuelle nécessité d’une compensation financière pour les opérateurs s’est posée. Une juridiction nationale a donc saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles afin de déterminer si une telle obligation de gratuité unilatéralement imposée par la loi relevait de la notion d’« obligation de service public » au sens du règlement européen. Il s’agissait en outre de savoir si, dans l’affirmative, cette qualification entraînait un droit automatique à compensation pour les entreprises concernées, et selon quelles modalités cette compensation devait être calculée pour éviter tout avantage excessif. La Cour de justice répond que l’obligation de transporter gratuitement certaines catégories de voyageurs constitue bien une « obligation de service public ». Elle juge que cette qualification impose aux autorités compétentes d’octroyer une compensation financière aux opérateurs. Enfin, elle précise que le calcul de cette compensation doit correspondre à l’incidence financière nette de l’obligation, en comparant la situation de l’opérateur avec et sans cette contrainte, afin d’exclure toute surcompensation. La Cour établit ainsi une définition extensive de l’obligation de service public (I), tout en posant un cadre strict pour ses conséquences financières (II).

I. La consolidation d’une conception large de l’obligation de service public

La Cour de justice adopte une lecture extensive de la notion d’obligation de service public en y incluant les contraintes tarifaires issues d’une règle générale (A), ce qui déclenche un mécanisme de compensation quasi automatique pour les opérateurs (B).

A. L’intégration des obligations de gratuité dans le périmètre du service public

La Cour de justice étend la définition de l’obligation de service public à des contraintes qui ne résultent pas d’un contrat mais d’une disposition législative générale. Elle juge que « relève de la notion d’“obligation de service public” […] une obligation pour les entreprises assurant sur le territoire de l’État membre concerné un service public de transport par route et par chemin de fer, prévue dans une disposition législative nationale, de transporter gratuitement et sans recevoir une compensation par l’État certaines catégories de voyageurs ». En procédant ainsi, la Cour privilégie une approche fonctionnelle. Peu importe la source formelle de l’obligation, qu’elle soit contractuelle ou légale ; ce qui compte est son effet, à savoir l’imposition d’une contrainte qu’un opérateur, dans une logique purement commerciale, n’aurait pas assumée. Cette interprétation garantit que les États membres ne puissent se soustraire aux exigences du règlement européen en utilisant la voie législative pour imposer des charges spécifiques aux transporteurs. La décision confirme que toute intervention d’une autorité publique définissant des conditions d’exploitation du service qui dérogent aux règles du marché constitue une obligation de service public.

Cette qualification n’est pas purement théorique, car elle emporte des conséquences déterminantes quant à la viabilité économique des services de transport concernés.

B. La systématisation du droit à compensation pour les opérateurs

En qualifiant l’obligation de gratuité d’obligation de service public, la Cour de justice établit une connexion directe et impérative avec le droit à une compensation financière. Le raisonnement de la Cour est sans équivoque : « les autorités compétentes sont tenues d’octroyer aux entreprises […] une compensation pour l’incidence financière nette ». L’emploi du verbe « être tenues » ne laisse place à aucune marge d’appréciation pour les autorités nationales. Dès lors qu’une obligation de service public est identifiée, la compensation n’est plus une simple faculté mais devient une obligation corrélative à la charge de l’autorité organisatrice. Cette solution vise à préserver l’équilibre économique des opérateurs, qui ne sauraient supporter seuls le coût de politiques sociales décidées par la puissance publique. Le règlement n° 1370/2007 a pour objectif de garantir la fourniture de services publics de transport efficaces et pérennes, ce qui suppose que les opérateurs ne soient pas placés dans une situation financière intenable. La décision commentée renforce ainsi la sécurité juridique des entreprises de transport en les protégeant contre les interventions unilatérales et non financées des États.

Si le principe de la compensation est fermement posé, la Cour prend soin d’en délimiter précisément les contours pour prévenir tout effet d’aubaine.

II. L’encadrement strict du mécanisme de compensation financière

La Cour de justice conditionne le versement de l’aide à des règles de calcul précises destinées à éviter toute surcompensation (A), limitant par là même les prérogatives des États membres dans la mise en œuvre de leurs politiques de transport (B).

A. Le calcul de la compensation sur la base de l’incidence financière nette

La Cour de justice veille à ce que la compensation n’excède pas ce qui est strictement nécessaire pour couvrir les coûts engendrés par l’obligation de service public. Le calcul doit être effectué de manière à éviter toute surcompensation, conformément aux règles du droit de l’Union en matière d’aides d’État. La compensation « ne peut pas excéder un montant correspondant à l’incidence financière nette, équivalant à la somme des incidences, positives ou négatives, dues au respect de l’obligation de service public sur les coûts et les recettes de l’opérateur ». La méthode de calcul repose sur une comparaison entre la situation économique de l’opérateur soumis à l’obligation et la situation qui aurait été la sienne en l’absence de cette obligation. Cette approche contrefactuelle permet d’isoler avec précision l’impact de la seule contrainte de service public. Elle prend en compte non seulement les pertes de recettes directes dues à la gratuité, mais aussi les coûts supplémentaires induits, comme l’augmentation de la fréquentation, ainsi que les éventuelles recettes indirectes qui pourraient en découler. Ce cadre rigoureux garantit que les fonds publics ne constituent pas une subvention déguisée mais bien la juste contrepartie d’une contrainte imposée.

En fixant ces règles, la décision ne se limite pas à une clarification technique ; elle redéfinit l’équilibre des pouvoirs entre les opérateurs et les autorités publiques.

B. La limitation de la souveraineté des États membres en matière de politique tarifaire

En définitive, la portée de cette décision dépasse la seule question du transport gratuit. Elle réaffirme que les politiques sociales, même légitimes, ne peuvent être mises en œuvre au détriment de l’équilibre économique des services publics régis par le droit de l’Union. Un État membre reste libre de décider d’instaurer des tarifs sociaux ou la gratuité pour certaines catégories de la population. Cependant, il ne peut en faire supporter le poids financier aux seuls opérateurs de transport. En imposant l’obligation de compensation, la Cour de justice internalise le coût de ces politiques et le fait assumer par la collectivité via l’autorité publique qui les a décidées. Cette solution protège l’intégrité du marché intérieur des transports en assurant que les conditions d’exploitation ne soient pas faussées par des charges non compensées, variables d’un État à l’autre. La décision constitue ainsi une garantie pour les opérateurs, en même temps qu’un rappel à l’ordre pour les États membres sur les limites de leurs prérogatives lorsqu’ils interviennent dans un secteur encadré par la législation européenne. Elle assure ainsi la pérennité et la fiabilité des services publics de transport de voyageurs.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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