Cour de justice de l’Union européenne, le 9 décembre 2010, n°C-568/08

Par un arrêt du 9 décembre 2010, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur l’interprétation de la directive relative aux procédures de recours en matière de passation des marchés publics. La Cour clarifie les exigences pesant sur les États membres quant à l’organisation des voies de droit offertes aux soumissionnaires évincés. Elle se penche en particulier sur la compatibilité d’une procédure de référé nationale avec les objectifs d’effectivité du droit de l’Union.

En l’espèce, un pouvoir adjudicateur avait lancé un appel d’offres pour la réalisation de travaux. Une entreprise avait remis l’offre la plus basse, mais un autre soumissionnaire avait contesté la régularité de cette offre. Face à ce doute, le pouvoir adjudicateur avait décidé de retirer sa procédure d’appel d’offres, invoquant des vices de procédure. L’entreprise ayant initialement présenté l’offre la plus basse a alors saisi le juge des référés. Ce dernier a interdit au pouvoir adjudicateur d’attribuer le marché à une autre entreprise que celle qui avait présenté l’offre la plus basse. À la suite de cette décision, le pouvoir adjudicateur a attribué le marché à cette dernière.

Le soumissionnaire évincé a alors engagé une action au fond en vue d’obtenir réparation du préjudice subi. La juridiction saisie au fond, estimant que l’interprétation du droit de l’Union retenue par le juge des référés était erronée et que la procédure de passation était effectivement viciée, a décidé de surseoir à statuer. Elle a posé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si le droit de l’Union s’oppose à un système de recours dans lequel une procédure de référé, aux garanties limitées, peut aboutir à une décision qui sera ultérieurement jugée contraire au droit des marchés publics par le juge du fond. La question de la responsabilité du pouvoir adjudicateur et des modalités de réparation du dommage était également soulevée.

La Cour de justice répond que la directive 89/665 ne s’oppose pas à une procédure nationale de référé qui, pour garantir une décision rapide, présente des garanties procédurales allégées et ne produit pas l’autorité de la chose jugée. Elle juge également qu’une divergence d’interprétation des règles du droit de l’Union entre le juge du provisoire et le juge du fond est inhérente à un tel système à double niveau et n’est pas, en soi, incompatible avec la directive. Enfin, la Cour rappelle que le droit à réparation pour les particuliers lésés par une violation du droit de l’Union est subordonné à la réunion des trois conditions issues de sa jurisprudence, à savoir l’octroi de droits par la règle violée, une violation suffisamment caractérisée et un lien de causalité direct. Elle précise qu’il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de fixer les critères de constatation et d’évaluation du dommage, dans le respect des principes d’équivalence et d’effectivité.

I. La consécration de la procédure de référé comme un instrument adéquat du recours en matière de marchés publics

A. La validation d’une procédure aux garanties procédurales allégées

La Cour de justice valide un système national de recours qui repose sur une procédure de référé conçue pour être particulièrement rapide. La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la compatibilité d’une telle procédure avec les exigences de la directive 89/665, dès lors qu’elle se caractérise par des garanties procédurales réduites. Le débat portait notamment sur l’absence d’échange de conclusions entre avocats, sur l’administration de la preuve principalement par écrit et sur l’inapplication des règles légales de la preuve. La Cour estime que ces caractéristiques ne contreviennent pas à la directive.

Elle fonde son raisonnement sur la finalité même de la directive, dont le cinquième considérant souligne que « la brièveté des procédures de passation des marchés publics exige un traitement urgent des violations mentionnées ci‑dessus ». L’objectif de célérité est donc au cœur du dispositif de protection juridique voulu par le législateur de l’Union. En conséquence, une procédure conçue pour aboutir à une décision dans les plus brefs délais, comme le référé, est non seulement compatible mais apparaît comme une transposition adéquate des exigences de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la directive. La Cour en déduit que les particularités de la procédure en référé, qui peuvent paraître comme des garanties moindres par rapport à une procédure au fond, sont en réalité « inhérentes aux procédures tendant à l’adoption, dans les plus brefs délais, de mesures provisoires ». La solution est logique car elle reconnaît que l’efficacité d’un recours en matière de marchés publics dépend de sa capacité à intervenir utilement avant que la décision d’attribution ne soit devenue irréversible.

B. L’admission d’une divergence d’interprétation entre le juge du provisoire et le juge du fond

La Cour de justice considère ensuite que la directive recours ne s’oppose pas à ce que l’interprétation du droit retenue par le juge des référés soit ultérieurement contredite par le juge du fond. Cette reconnaissance d’une possible divergence d’appréciation juridique est une conséquence directe de la structure même du système de recours. La Cour explique cette solution par la différence de nature et d’objectif entre la procédure de référé et la procédure au fond.

D’une part, la mission du juge des référés est de statuer dans l’urgence, ce qui implique que « tant la collecte des preuves que l’examen des moyens des parties sont nécessairement plus sommaires que dans le cadre de la procédure au fond ». D’autre part, son intervention « vise non pas, contrairement à celle du juge du fond, à départager définitivement les prétentions qui lui sont soumises, mais à protéger provisoirement les intérêts en présence ». Il est donc inhérent à ce type de système juridictionnel qu’une appréciation provisoire, fondée sur des éléments partiels, puisse être remise en cause par un examen plus approfondi du litige. La Cour souligne ainsi que cette dualité de procédures, et la divergence potentielle qui en résulte, ne saurait rendre le système national incompatible avec les exigences de la directive. Cette position pragmatique conforte l’autonomie procédurale des États membres, tout en admettant qu’elle puisse créer une situation juridique complexe lorsque le contrat a été conclu sur la base d’une décision de référé jugée erronée par la suite.

II. La délicate imputation de la responsabilité découlant d’une violation du droit de l’Union

A. Le rôle du pouvoir adjudicateur dans la survenance du dommage

La juridiction de renvoi cherchait à savoir si un pouvoir adjudicateur pouvait être tenu pour responsable lorsqu’il a attribué un marché sur la base d’une décision de justice qui s’est avérée fondée sur une interprétation erronée du droit de l’Union. La Cour reformule la question, car elle relève que le juge des référés n’avait pas enjoint l’attribution du marché, mais avait seulement interdit de l’attribuer à une autre entreprise. Cette nuance est essentielle. Le pouvoir adjudicateur conservait une marge de manœuvre.

En effet, la Cour note que le pouvoir adjudicateur « aurait pu renoncer à attribuer le marché ou saisir une juridiction au fond ou encore interjeter appel du jugement de référé ». Il aurait également pu attendre l’issue d’un éventuel appel du soumissionnaire évincé avant de signer le contrat. En choisissant d’attribuer le marché immédiatement après la décision de référé, le pouvoir adjudicateur a pris une décision qui lui est propre et qui engage sa responsabilité. La décision de justice ne constituait pas un commandement absolu le privant de tout choix. Dès lors, l’existence d’une décision de référé, même si elle a fortement orienté son action, ne semble pas pouvoir constituer une cause d’exonération de sa responsabilité si une violation du droit de l’Union est finalement caractérisée. La faute du pouvoir adjudicateur résiderait alors dans sa précipitation à conclure le contrat malgré la persistance de doutes sérieux sur la légalité de la procédure.

B. Le renvoi au droit national pour la réparation du préjudice du soumissionnaire évincé

La Cour rappelle que l’indemnisation des personnes lésées par une violation du droit de l’Union est un principe inhérent à l’ordre juridique de l’Union. Elle réaffirme les trois conditions cumulatives, désormais classiques, qui ouvrent le droit à réparation : la règle de droit violée doit avoir pour objet de conférer des droits aux particuliers, la violation doit être suffisamment caractérisée et il doit exister un lien de causalité direct entre la violation et le préjudice subi.

Toutefois, la Cour précise que, en l’absence de dispositions spécifiques dans la directive 89/665, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de définir les critères de constatation et d’évaluation du dommage. Ce renvoi au droit national n’est cependant pas sans limites. Il est encadré par le respect des principes d’équivalence et d’effectivité. Les modalités procédurales nationales ne doivent pas être moins favorables que celles régissant des recours internes similaires, ni rendre en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union. La Cour laisse ainsi au juge national le soin de déterminer, au regard de son propre système de responsabilité administrative, si la violation commise par le pouvoir adjudicateur était « suffisamment caractérisée » et d’évaluer le montant du préjudice, qui pourrait inclure la perte de chance de remporter le marché.

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