La Cour de justice de l’Union européenne, dans son arrêt du 6 octobre 2025, définit le cadre de la lutte contre le contournement des aides agricoles. Une société a repris l’exploitation d’une entreprise liée par une direction commune afin de neutraliser un motif de rejet prévu par la réglementation nationale. Saisie par une juridiction de Lettonie, la Cour devait interpréter l’article 60 du règlement n° 1306/2013 relatif au financement de la politique agricole commune. La question posée concerne l’application de la notion de fraude lorsqu’une condition d’aide est remplie par un tiers au profit du demandeur réel. Le juge de l’Union valide l’existence de « conditions créées artificiellement » dès lors qu’une intention d’obtenir un avantage indu est démontrée par des éléments objectifs. Ce refus d’aide peut intervenir sans qu’une sanction administrative n’ait été préalablement prononcée contre le bénéficiaire ou l’entité parente. L’analyse portera d’abord sur l’identification des manoeuvres frauduleuses indirectes avant d’étudier l’autonomie de la mesure de rejet des aides.
I. La caractérisation matérielle et intentionnelle des conditions artificielles
A. La réunion cumulative des critères objectif et subjectif La Cour rappelle que l’octroi d’un avantage financier suppose le respect de la finalité de la norme européenne au-delà de sa seule apparence textuelle. Elle exige qu’il résulte « d’un ensemble de circonstances objectives que, en dépit du respect formal des conditions prévues par ladite réglementation, l’objectif poursuivi par la législation agricole sectorielle n’a pas été atteint ». Le juge doit donc vérifier si l’opération économique litigieuse correspond à une réalité ou si elle constitue un montage dépourvu de substance propre. Cette analyse factuelle s’accompagne nécessairement d’un examen de la motivation réelle du demandeur lors de la sollicitation des fonds du développement rural. Il importe que « la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation de l’Union européenne en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention soit établie ». Cette double exigence protège le budget européen contre les montages frauduleux tout en préservant la sécurité juridique des exploitants agissant de bonne foi.
B. L’imputabilité des manoeuvres réalisées par une entité tierce liée L’originalité de la décision réside dans la prise en compte du comportement d’une structure juridiquement distincte du demandeur de l’aide financière. La Cour admet qu’une situation où les conditions de rejet « sont satisfaites non pas par le demandeur de l’aide concernée, mais par une autre entreprise » puisse être frauduleuse. Cette extension est possible lorsque les deux entités appartiennent au même propriétaire et que la seconde a repris l’activité agricole de la première. La réalité économique de l’exploitation prévaut ainsi sur la seule personnalité morale pour déterminer si un avantage indu a été recherché par l’intéressé. Le juge national dispose d’une marge d’appréciation pour identifier si le changement d’exploitant visait uniquement à contourner un obstacle réglementaire préexistant. Cette interprétation téléologique de l’article 60 empêche les propriétaires de multiplier les structures pour masquer des causes d’exclusion du financement public.
II. Le régime juridique autonome du refus d’octroi de l’aide
A. L’absence de subordination du rejet à une sanction préalable Le refus de verser une aide en cas de fraude constitue une mesure administrative de protection des intérêts financiers et non une peine pénale. La Cour précise que l’article 60 « peut être appliqué alors qu’aucune sanction administrative n’a été imposée au demandeur de l’aide concernée ». Cette indépendance procédurale permet à l’autorité de gestion de rejeter une demande dès la découverte de la manoeuvre sans attendre une condamnation. Le propriétaire de l’entreprise ne bénéficie d’aucune immunité de fait même si sa responsabilité personnelle n’a pas été formellement engagée lors de contrôles antérieurs. La nature préventive de la disposition justifie que le simple constat de la création artificielle des conditions suffise à fonder l’éviction du financement. Le droit de l’Union garantit ainsi une réaction rapide face aux tentatives de détournement des crédits du Fonds européen agricole pour le développement rural.
B. L’efficacité du contrôle du financement de la politique agricole La solution retenue renforce le pouvoir des États membres dans la surveillance de l’utilisation des deniers publics européens par les exploitants privés. En facilitant l’application de la clause anti-abus, la Cour limite les risques de dilution des responsabilités au sein des groupes de sociétés agricoles. Les autorités nationales peuvent s’appuyer sur la notion de conditions artificielles pour écarter des demandes dont la légitimité économique est sérieusement contestée. Cette rigueur interprétative assure que les fonds bénéficient exclusivement aux projets qui servent réellement les objectifs de la politique agricole commune. La protection des intérêts financiers de l’Union européenne exige une lecture dynamique des textes afin de neutraliser les stratégies d’optimisation frauduleuse les plus complexes. Cet arrêt confirme la primauté de la lutte contre la fraude sur le formalisme juridique dans le domaine spécifique des aides au développement rural.