Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne vient préciser l’interprétation de la notion de « règle technique » au sens de la directive 98/34/CE. En l’espèce, une réglementation nationale belge, prise par arrêté royal, a imposé des prescriptions minimales de sécurité pour certaines installations électriques anciennes sur les lieux de travail. Ces dispositions visaient à protéger les travailleurs contre divers risques liés à l’électricité, tels que les contacts directs ou indirects, les surtensions ou encore les incendies. Des entreprises ont contesté cet arrêté royal devant le Conseil d’État, soutenant que ces dispositions constituaient des règles techniques dont le projet aurait dû être notifié à la Commission européenne, conformément à la procédure d’information prévue par la directive 98/34. L’absence d’une telle notification, selon les requérantes, entachait la réglementation d’inopposabilité. Saisi de ce litige, le Conseil d’État a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur le point de savoir si de telles normes nationales, qui énoncent des exigences relatives à la réalisation d’installations électriques pour garantir la protection des travailleurs, constituent des « règles techniques » soumises à l’obligation de notification. En substance, il était demandé à la Cour de déterminer si des prescriptions nationales générales de sécurité au travail, qui affectent l’utilisation de produits, relèvent du champ d’application de la directive visant à prévenir les entraves techniques à la libre circulation des marchandises. La Cour de justice répond par la négative, considérant que des dispositions nationales qui se limitent à fixer des objectifs généraux de sécurité pour l’utilisation de produits, sans en définir les caractéristiques intrinsèques, n’entrent pas dans la catégorie des règles techniques soumises à l’obligation de notification.
La solution retenue par la Cour repose sur une application rigoureuse des définitions posées par la directive, distinguant nettement les normes de commercialisation des produits des règles encadrant leur usage (I). Cette interprétation a pour effet de préserver un espace de régulation pour les États membres en matière de protection des travailleurs, tout en clarifiant la frontière avec les exigences du marché intérieur (II).
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I. L’interprétation stricte de la notion de « règle technique »
La Cour de justice, pour exclure la qualification de règle technique, a procédé à une analyse successive des deux principales catégories définies par la directive, à savoir la spécification technique et l’autre exigence. Elle a ainsi rejeté la qualification de spécification technique en raison du caractère général des dispositions nationales (A), avant d’écarter également celle d’autre exigence, faute d’influence significative sur le produit (B).
A. Le rejet de la qualification de « spécification technique »
La Cour rappelle d’abord que la notion de « règle technique » se décompose en trois catégories, dont la « spécification technique ». Pour qu’une mesure nationale puisse recevoir cette qualification, la jurisprudence constante exige qu’elle « se réfère nécessairement au produit ou à son emballage en tant que tels et fixe, dès lors, l’une des caractéristiques requises d’un produit ». Or, en l’espèce, les dispositions de l’arrêté royal belge se bornaient à formuler des objectifs de sécurité pour les installations électriques, tels que la protection contre les contacts directs, les surchauffes ou les courts-circuits.
Ces exigences, bien qu’elles concernent l’utilisation de matériel électrique, ne définissent aucune caractéristique précise de ce matériel. La réglementation n’impose pas de dimensions, de niveaux de performance spécifiques, de composition ou de mode de fabrication pour les produits qui composent l’installation. Les juges de l’Union en déduisent logiquement que de telles prescriptions « comportent des exigences et des objectifs généraux en matière de sécurité et de protection, sans se référer nécessairement au produit concerné ou à son emballage en tant que tels et, dès lors, sans fixer les caractéristiques de ce produit ». Par conséquent, elles ne sauraient être considérées comme des spécifications techniques.
B. L’exclusion de la qualification d’« autre exigence »
La Cour examine ensuite si les dispositions nationales pourraient relever de la deuxième catégorie de règle technique, celle de l’« autre exigence ». Cette notion vise une exigence, autre qu’une spécification technique, imposée à un produit et qui vise son cycle de vie après sa mise sur le marché, notamment ses conditions d’utilisation. Toutefois, pour recevoir une telle qualification, ces conditions doivent pouvoir « influencer de manière significative la composition ou la nature du produit ou sa commercialisation ».
La Cour estime que les prescriptions belges, en raison de leur caractère général, ne remplissent pas ce critère. En ne fixant que des objectifs de sécurité à atteindre lors de l’utilisation des installations, la réglementation n’a pas d’incidence directe et substantielle sur la conception ou la commercialisation des composants électriques eux-mêmes. Un fabricant de câbles ou de disjoncteurs n’est pas contraint par ce texte de modifier les caractéristiques de ses produits. L’influence sur le marché est donc jugée trop indirecte et aléatoire pour justifier l’application de la procédure d’information. Cette analyse confirme que seules les règles ayant un impact direct et certain sur les produits sont visées par la directive.
II. La portée de l’exclusion : une délimitation pragmatique des compétences
En écartant l’application de la directive 98/34, la Cour de justice préserve les prérogatives des États membres en matière de politique sociale, notamment la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs (A). Cette décision contribue ainsi à clarifier la ligne de partage entre les mesures relevant de l’harmonisation technique et celles qui relèvent de la sphère de compétence nationale, apportant une sécurité juridique appréciable aux législateurs nationaux (B).
A. La préservation des prérogatives nationales en matière de protection des travailleurs
La directive 98/34 a pour objectif principal la protection de la libre circulation des marchandises. Étendre son application à des réglementations nationales qui, comme en l’espèce, organisent la sécurité sur le lieu de travail sans imposer de caractéristiques aux produits eux-mêmes, aurait conduit à soumettre un pan important de la législation sociale nationale au contrôle préventif de la Commission et des autres États membres. Une telle extension aurait été contraire à l’économie du traité, qui reconnaît aux États membres une compétence de principe pour réglementer les conditions de travail.
L’arrêt commenté évite cet écueil. En considérant que les exigences générales de sécurité liées à l’*utilisation* des produits ne constituent pas des règles techniques, la Cour admet implicitement qu’elles relèvent d’un autre champ normatif. La protection des travailleurs est une exigence impérative d’intérêt général qui peut justifier certaines restrictions, mais la Cour montre ici que lorsque la mesure nationale n’affecte pas directement le produit, elle sort du périmètre du contrôle préventif des entraves techniques.
B. La clarification du champ d’application de la procédure de notification
Au-delà de la seule question de la protection des travailleurs, cette décision a une portée plus large en matière de sécurité juridique. Elle offre une grille de lecture claire pour distinguer les réglementations soumises à notification de celles qui ne le sont pas. La Cour établit une distinction fonctionnelle : la directive 98/34 s’applique aux règles qui conditionnent l’accès d’un produit au marché, tandis que les règles encadrant son usage ultérieur, pour autant qu’elles n’influencent pas significativement ses caractéristiques, échappent à cette procédure.
Cette clarification est essentielle pour les législateurs nationaux. Ils peuvent ainsi édicter des normes de sécurité, de protection de l’environnement ou des consommateurs liées à l’utilisation de produits, sans craindre que celles-ci soient jugées inopposables pour un simple vice de procédure. La solution retenue garantit que le mécanisme lourd de la directive 98/34 reste concentré sur son objectif premier : la lutte contre le protectionnisme déguisé en réglementation technique, et non l’harmonisation des politiques sociales des États membres.