Cour de justice de l’Union européenne, le 9 juin 2016, n°C-287/14

Par un arrêt en date du 9 juin 2016, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur l’interprétation du règlement (CE) n° 561/2006 relatif à l’harmonisation de la législation sociale dans le domaine des transports par route, et plus particulièrement sur la répartition des responsabilités en cas d’infraction.

En l’espèce, trois conducteurs de poids lourds, salariés d’une même entreprise de transport, ont fait l’objet d’un contrôle par les autorités hongroises. Lors de ce contrôle, il a été constaté qu’ils n’étaient pas en mesure de présenter les feuilles d’enregistrement de leur tachygraphe pour la période requise par la réglementation. En conséquence, l’autorité de contrôle a infligé à chaque conducteur une amende administrative d’un montant substantiel. L’entreprise de transport a réglé le montant de ces amendes pour le compte de ses salariés.

Les conducteurs ont introduit un recours contre ces décisions administratives devant le tribunal administratif et du travail de Szeged, soutenant que la responsabilité des infractions aurait dû être imputée à leur employeur et non à eux-mêmes. Leur recours a été rejeté par un jugement non susceptible d’appel. Par la suite, l’entreprise de transport, subrogée dans les droits de ses employés, a engagé une action en indemnisation contre l’État hongrois devant la cour de Gyula, arguant que le tribunal administratif avait commis une violation du droit de l’Union en confirmant la sanction à l’encontre des conducteurs. Dans ce contexte, la juridiction de renvoi a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle.

La question de droit soulevée consistait à déterminer si le règlement n° 561/2006, et notamment son article 10, paragraphe 3, qui institue une responsabilité de l’entreprise de transport, s’oppose à une législation nationale qui permet de sanctionner le conducteur, à la place ou en plus de l’entreprise, pour les infractions à ce règlement qu’il a lui-même commises.

À cette question, la Cour de justice a répondu que le règlement « doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui, au lieu ou en sus de l’entreprise de transport qui emploie le conducteur, tient ce dernier pour responsable des infractions à ce règlement que ce conducteur a lui-même commises ». La solution retenue par la Cour clarifie ainsi l’articulation des responsabilités entre les différents acteurs du transport routier, en validant la possibilité d’une responsabilité personnelle du conducteur (I), ce qui consacre un régime de responsabilité partagée dont la mise en œuvre est laissée à l’appréciation des États membres (II).

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**I. La confirmation d’une responsabilité personnelle du conducteur**

La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse combinée des dispositions du règlement, qui révèle que la responsabilité de l’entreprise de transport n’exclut nullement celle du conducteur. Cette interprétation repose tant sur le libellé clair de certaines dispositions que sur les objectifs poursuivis par le législateur de l’Union. La Cour valide ainsi une lecture littérale et téléologique du règlement (A), tout en réfutant l’idée d’une responsabilité exclusive de l’entreprise de transport (B).

**A. Une lecture littérale et téléologique du règlement**

L’analyse de la Cour met en lumière la volonté du législateur de l’Union d’impliquer directement les conducteurs dans le respect de la réglementation sociale. L’article 19, paragraphe 2, du règlement n° 561/2006 est à cet égard particulièrement éclairant, puisqu’il prévoit que les autorités compétentes d’un État membre peuvent infliger une sanction « à une entreprise et/ou à un conducteur ». L’emploi de la conjonction « et/ou » indique sans ambiguïté que le conducteur peut être sanctionné alternativement ou cumulativement avec l’entreprise, ce qui établit le principe de sa responsabilité personnelle. La Cour souligne que cette faculté de sanctionner s’applique tant pour les infractions commises sur le territoire national que pour celles commises à l’étranger, ce qui démontre la portée générale de cette disposition.

Cette interprétation littérale est renforcée par une approche téléologique. Le règlement poursuit un double objectif : l’amélioration des conditions sociales des travailleurs et le renforcement de la sécurité routière. Or, comme le relève la Cour, exonérer les conducteurs de toute responsabilité pour les infractions qu’ils commettent personnellement « ferait obstacle à la réalisation, notamment, de l’objectif d’amélioration de la sécurité routière en général ». En effet, la menace d’une sanction directe constitue un puissant levier d’incitation au respect des règles relatives aux temps de conduite et de repos. La responsabilisation du conducteur est donc un élément essentiel de l’effectivité du dispositif de sécurité routière mis en place par le droit de l’Union.

**B. La réfutation d’une responsabilité exclusive de l’entreprise de transport**

L’argument principal soulevé devant la juridiction de renvoi reposait sur l’article 10, paragraphe 3, du règlement, qui dispose qu’une « entreprise de transport est tenue pour responsable des infractions commises par des conducteurs de l’entreprise ». Certains interprétaient cette disposition comme instaurant une responsabilité de plein droit et exclusive de l’employeur, protégeant ainsi le conducteur de toute sanction. La Cour de justice écarte fermement cette lecture. Elle précise que cet article doit être lu en combinaison avec les autres dispositions du règlement et ne saurait être interprété isolément.

La Cour souligne que si les États membres peuvent tenir les entreprises pour « pleinement responsables », il ne s’agit que d’une faculté et non d’une obligation. Elle constate qu’« il ne ressort ni de cette disposition ni d’aucune autre disposition de ce règlement que les États membres seraient contraints d’imputer la pleine responsabilité de telles infractions à ces entreprises ». Le règlement établit un socle de responsabilité pour l’entreprise, notamment en l’obligeant à organiser le travail de ses conducteurs de manière à respecter la réglementation, mais il n’a pas pour effet de créer une immunité au profit du conducteur. En définitive, la responsabilité de l’entreprise agit comme une garantie de contrôle et de supervision, mais ne se substitue pas à la responsabilité individuelle de celui qui, au volant, commet matériellement l’infraction.

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**II. La portée d’un régime de responsabilité partagée**

En validant la possibilité de sanctionner le conducteur, la Cour de justice consacre un système de responsabilité partagée dont elle dessine les contours. Cette solution conduit à une responsabilisation accrue de l’ensemble des acteurs du secteur (A), tout en préservant une marge de manœuvre significative aux États membres dans l’organisation de leur système répressif (B).

**A. La responsabilisation accrue des acteurs du transport routier**

La décision a pour conséquence directe de renforcer l’efficacité du contrôle du respect de la législation sociale européenne. En confirmant que le conducteur peut être personnellement sanctionné, la Cour envoie un signal clair : le respect des temps de conduite et de repos n’est pas seulement une obligation managériale pour l’entreprise, mais bien une responsabilité directe et individuelle pour chaque travailleur itinérant. Cette approche prévient le risque de déresponsabilisation des conducteurs qui pourraient être tentés de commettre des infractions en considérant que seule l’entreprise, souvent une entité juridiquement et géographiquement distante, en supporterait les conséquences financières.

Cette jurisprudence incite donc à une vigilance partagée. L’entreprise doit mettre en place une organisation du travail et des contrôles internes rigoureux pour éviter les infractions, sous peine de voir sa propre responsabilité engagée. Le conducteur, de son côté, est directement incité à respecter les règles, sachant qu’il peut être sanctionné personnellement lors d’un contrôle routier. Ce double niveau de responsabilité crée un mécanisme vertueux où chaque acteur a un intérêt direct à garantir la conformité avec la réglementation, ce qui concourt à l’objectif global de sécurité routière et d’amélioration des conditions de travail.

**B. La préservation de l’autonomie procédurale et répressive des États membres**

En jugeant que le règlement ne s’oppose pas à la sanction du conducteur, la Cour de justice réaffirme le principe de l’autonomie procédurale et institutionnelle des États membres. L’article 19 du règlement impose aux États d’établir des sanctions « effectives, proportionnées, dissuasives et non discriminatoires », mais ne précise pas à qui ces sanctions doivent être appliquées. La Cour en déduit que le droit de l’Union fixe les objectifs et les principes du régime répressif, mais laisse aux ordres juridiques nationaux le soin d’en définir les modalités concrètes.

Ainsi, les États membres conservent la liberté de choisir la politique répressive qui leur semble la plus appropriée. Ils peuvent décider de sanctionner exclusivement l’entreprise, exclusivement le conducteur, ou encore de prévoir un mécanisme de responsabilité solidaire ou conjointe. La décision commentée valide donc la diversité des systèmes nationaux existants, comme en l’espèce le choix de la Hongrie de cibler le conducteur. Cette flexibilité permet aux États d’adapter leur réponse répressive aux spécificités de leur contexte national, à la gravité de l’infraction et aux circonstances de sa commission, pourvu que l’objectif d’effectivité des règles de l’Union soit atteint.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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