Par un arrêt du 9 mars 2010, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a précisé les conditions d’application du principe pollueur-payeur et du régime de responsabilité environnementale institué par la directive 2004/35/CE. La décision portait sur l’interprétation de ce régime dans un contexte de pollution historique et diffuse. L’affaire concernait une zone portuaire italienne affectée par une pollution environnementale ancienne, résultant de décennies d’activités pétrochimiques. Plusieurs entreprises s’y étaient succédé, rendant l’identification des sources précises de la contamination particulièrement complexe.
Les autorités nationales avaient enjoint à des sociétés exploitant des installations dans cette zone d’assumer les coûts de la réparation des dommages environnementaux. Saisie par ces entreprises, la juridiction administrative de première instance avait annulé ces injonctions, estimant que l’administration n’avait pas établi la responsabilité individuelle de chaque opérateur. Cependant, la juridiction d’appel avait retenu une conception extensive de la responsabilité, fondée sur la simple présence des activités industrielles dans le périmètre pollué. Confrontée à cette divergence jurisprudentielle et saisie de nouvelles mesures administratives, la juridiction de renvoi a décidé de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice.
Il était ainsi demandé à la Cour si le droit de l’Union, et notamment le principe pollueur-payeur, s’oppose à ce qu’une autorité nationale impose des mesures de réparation à des entreprises sans établir au préalable un lien de causalité entre leurs activités spécifiques et le dommage constaté, ni l’existence d’une faute ou d’une négligence.
La Cour de justice répond que la directive 2004/35/CE exige de l’autorité compétente qu’elle établisse un lien de causalité entre l’activité des exploitants et la pollution. Toutefois, elle admet que cette autorité puisse présumer l’existence de ce lien sur la base d’indices plausibles, comme la proximité des installations et la nature des polluants. Elle précise également que pour les activités professionnelles visées à l’annexe III de la directive, la responsabilité est objective et ne requiert pas la preuve d’une faute ou d’une négligence. La décision articule ainsi une application rigoureuse du régime de responsabilité environnementale tout en ménageant des possibilités d’assouplissement probatoire pour l’administration.
I. L’EXIGENCE MAINTENUE D’UN LIEN DE CAUSALITÉ COMME COROLLAIRE DU PRINCIPE POLLUEUR-PAYEUR
A. L’application temporelle stricte du régime de responsabilité environnementale
La Cour de justice encadre d’abord l’application de la directive 2004/35/CE dans le temps. Elle rappelle que le texte n’a pas de portée rétroactive pour les dommages dont le fait générateur est antérieur à l’échéance de sa transposition. La solution est fondée sur une lecture littérale de l’article 17 de la directive. Selon la Cour, la directive « s’applique aux dommages causés par une émission, un événement ou un incident survenus postérieurement au 30 avril 2007 lorsque ces dommages résultent soit d’activités exercées postérieurement à cette date, soit d’activités exercées antérieurement à cette date, mais qui n’ont pas été menées à leur terme avant celle-ci ».
Cette précision est essentielle car elle exclut du champ d’application de la directive les pollutions historiques achevées avant le 30 avril 2007. Pour de telles situations, la réparation des dommages environnementaux demeure régie par le seul droit national, sous réserve du respect des règles du traité. La Cour circonscrit ainsi clairement le périmètre temporel du régime harmonisé de responsabilité, évitant une application extensive qui aurait imposé aux opérateurs la charge de dommages causés à une époque où ce cadre juridique n’existait pas.
B. La consécration de la causalité comme condition de la responsabilité objective
La Cour réaffirme ensuite une condition fondamentale du régime de responsabilité : l’établissement d’un lien de causalité. Elle précise que pour les activités professionnelles listées à l’annexe III de la directive, considérées comme potentiellement dangereuses, la responsabilité de l’exploitant est objective. Cela signifie que l’autorité compétente n’a pas à démontrer une faute ou une négligence de sa part pour lui imposer des mesures de réparation.
Néanmoins, ce régime de responsabilité objective ne dispense pas l’autorité de son obligation d’établir un lien de causalité entre les activités de l’exploitant et le dommage constaté. La Cour est formelle sur ce point et énonce qu’« il incombe à cette autorité, d’une part, de rechercher préalablement l’origine de la pollution constatée, […] d’autre part, […] d’établir, selon les règles nationales régissant la preuve, un lien de causalité entre les activités des exploitants visés par les mesures de réparation et cette pollution ». La Cour rejette donc une approche qui imputerait la responsabilité sur la seule base d’un critère géographique, c’est-à-dire la simple présence de l’exploitant sur un site pollué.
II. L’AMÉNAGEMENT PROBATOIRE AU SERVICE DE L’EFFICACITÉ DE LA RÉPARATION
A. La reconnaissance d’une présomption de causalité en cas de pollution diffuse
Consciente des difficultés pratiques que rencontrent les autorités face à des pollutions diffuses et multifactorielles, la Cour de justice introduit un assouplissement probatoire significatif. Elle admet que le lien de causalité, bien que nécessaire, puisse être établi au moyen d’une présomption. Cette approche pragmatique vise à ne pas rendre la mise en œuvre du principe pollueur-payeur illusoire dans les cas les plus complexes.
La Cour encadre cependant strictement cette faculté. La présomption ne peut être arbitraire et doit reposer sur des éléments factuels crédibles. À ce titre, « l’autorité compétente doit disposer d’indices plausibles susceptibles de fonder sa présomption, tels que la proximité de l’installation de l’exploitant avec la pollution constatée et la correspondance entre les substances polluantes retrouvées et les composants utilisés par ledit exploitant dans le cadre de ses activités ». Par cette solution, la Cour offre aux autorités nationales un outil efficace pour agir, tout en garantissant que les mesures de réparation reposent sur une base rationnelle et vérifiable.
B. Le renversement de la charge de la preuve comme mécanisme d’équilibrage
La reconnaissance d’une présomption de causalité entraîne une conséquence procédurale majeure : le renversement de la charge de la preuve. Une fois que l’autorité compétente a présenté des indices plausibles fondant la présomption, il appartient à l’exploitant visé de la contester s’il souhaite s’exonérer de sa responsabilité. Il lui incombe alors de démontrer que le dommage ne résulte pas de son activité.
La Cour rappelle en ce sens que, conformément à la directive, « un exploitant n’est pas tenu de supporter le coût des actions de prévention ou de réparation […] lorsqu’il est en mesure de prouver que le dommage en question […] est le fait d’un tiers ». Ce mécanisme assure un juste équilibre entre l’objectif de protection de l’environnement et le droit des exploitants à ne pas être tenus responsables d’une pollution à laquelle ils n’ont pas contribué. Il garantit ainsi l’effectivité du régime de réparation sans pour autant consacrer une responsabilité sans cause, qui serait contraire au principe même du pollueur-payeur.