La Cour de justice de l’Union européenne a rendu un arrêt de principe le 9 novembre 2023 relatif à la régulation des plateformes numériques. La décision porte sur l’interprétation de l’article 3 de la directive 2000/31 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information.
Un État membre a adopté une législation imposant des obligations de modération des contenus illicites et de transparence aux fournisseurs de plateformes de communication. Plusieurs entreprises établies dans un autre État membre ont contesté l’application de ces dispositions nationales à leurs activités de services transfrontaliers.
L’autorité de régulation nationale a déclaré que ces prestataires relevaient du champ d’application de la nouvelle loi en raison de leur activité en Autriche. Les sociétés ont introduit des recours devant le tribunal administratif fédéral qui a confirmé la validité des décisions de l’autorité de régulation.
La Cour administrative d’Autriche, saisie de pourvois en révision, a décidé de surseoir à statuer pour poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Les requérantes soutiennent que le droit de l’Union s’oppose à ce qu’un État de destination impose des règles générales aux services étrangers.
Le litige soulève la question de savoir si une loi nationale générale et abstraite constitue une mesure prise à l’encontre d’un service donné. Il s’agit de déterminer si les États membres peuvent déroger au principe du pays d’origine par des actes législatifs de portée collective.
La Cour de justice décide que les mesures dérogatoires autorisées par la directive doivent impérativement présenter un caractère individuel et porter sur des prestataires déterminés. Elle exclut en conséquence les législations nationales visant une catégorie entière de services numériques sans distinction de l’État membre d’établissement.
L’analyse du raisonnement des juges permet de mettre en lumière la protection du principe de contrôle à la source avant d’examiner les limites des dérogations.
I. L’affirmation de l’exclusivité du contrôle de l’État membre d’origine
A. La consécration d’un principe structurel du marché intérieur
La Cour rappelle que la directive sur le commerce électronique repose sur l’application du principe du contrôle dans l’État membre d’origine des prestataires. Ce mécanisme fondamental garantit que les services de la société de l’information sont réglementés exclusivement par l’État sur le territoire duquel l’entreprise est établie.
La juridiction souligne que « le contrôle des services de la société de l’information doit se faire à la source de l’activité » pour assurer l’efficacité. Cette règle permet de supprimer les entraves juridiques résultant des divergences législatives nationales et assure une sécurité juridique indispensable aux échanges économiques transfrontaliers.
L’organisation du marché intérieur européen suppose que chaque État membre de destination s’abstienne de restreindre la libre prestation des services par des exigences supplémentaires. La répartition de la compétence réglementaire entre les États constitue ainsi la clef de voûte du système instauré par le législateur de l’Union européenne.
L’adhésion à ce principe directeur impose de rejeter toute tentative d’extension unilatérale des pouvoirs de police administrative des États membres de destination des services.
B. L’incompatibilité des mesures nationales générales avec le droit de l’Union
L’instauration par une loi nationale d’obligations générales s’appliquant indistinctement à tous les prestataires d’une catégorie donnée contrevient directement au droit de l’Union. Une telle intervention législative empiète sur la sphère de compétence exclusive de l’État d’origine et crée une superposition normative préjudiciable à la concurrence.
La Cour de justice précise qu’autoriser ces mesures « aurait pour effet de soumettre de tels prestataires tant à la législation de l’État membre d’origine ». Cette dualité de régimes juridiques briserait la confiance mutuelle entre les administrations nationales et fragiliserait la libre prestation de services au sein de l’Union.
La protection des objectifs d’intérêt général doit rester de la responsabilité première de l’État d’établissement pour éviter une fragmentation du marché intérieur numérique. Cette exclusivité de compétence réglementaire assure la viabilité économique des modèles d’affaires reposant sur une diffusion massive de contenus à l’échelle du continent européen.
La préservation de cet équilibre institutionnel nécessite cependant de définir avec précision les conditions exceptionnelles permettant aux États de destination d’intervenir ponctuellement.
II. L’encadrement strict des dérogations à la libre circulation des services
A. L’exigence d’individualisation des mesures restrictives
La possibilité de déroger au principe de libre circulation des services est conditionnée par l’existence de mesures prises à l’encontre d’un service donné. La Cour interprète strictement cette notion en se fondant sur le libellé singulier et précis utilisé par le législateur de l’Union dans la directive.
Le juge européen affirme que « le service ainsi visé doit être entendu comme un service individualisé, fourni par un ou plusieurs prestataires de services ». Les États membres ne peuvent donc pas adopter des mesures législatives abstraites visant une catégorie de services décrite en des termes généraux.
Les obligations procédurales de notification à la Commission européenne et à l’État d’origine confirment la nécessité d’identifier précisément les acteurs concernés par la restriction. Une mesure de portée générale rendrait impossible le respect de ce mécanisme de coopération administrative destiné à vérifier la proportionnalité des atteintes portées.
L’individualisation des décisions administratives garantit une application mesurée des exceptions au profit de la fluidité des échanges au sein de l’espace économique européen.
B. La préservation de la sécurité juridique des prestataires transfrontaliers
L’arrêt du 9 novembre 2023 renforce la protection des acteurs du numérique contre l’imposition de règles nationales hétérogènes susceptibles de freiner leur expansion internationale. Cette solution prévient la résurgence des obstacles juridiques que le régime de la directive sur le commerce électronique visait explicitement à éradiquer totalement.
La juridiction rappelle que permettre des mesures générales « reviendrait in fine à soumettre les prestataires de services concernés à des législations nationales différentes ». Cette situation d’insécurité juridique nuirait gravement à l’investissement et à l’innovation dans le secteur technologique en imposant des coûts de mise en conformité excessifs.
La portée de la décision limite drastiquement le pouvoir d’intervention autonome des États membres de destination pour réguler globalement les plateformes établies à l’étranger. Les autorités nationales sont désormais contraintes d’agir au cas par cas sous le contrôle vigilant de la Commission et de l’État membre d’origine.