Par un arrêt en date du 9 octobre 2008, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie sur renvoi préjudiciel, a clarifié la portée de l’article 20 de la directive 2003/54/CE relative au marché intérieur de l’électricité. Cette décision intervient dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité d’une loi lituanienne initié par des membres du parlement de cet État.
En l’espèce, une modification législative nationale imposait aux nouveaux clients de se raccorder prioritairement au réseau de distribution d’électricité. Le raccordement au réseau de transport n’était autorisé que de manière subsidiaire, en cas de refus du gestionnaire du réseau de distribution pour des motifs techniques ou d’exploitation. Un groupe de parlementaires a contesté cette disposition devant la cour constitutionnelle, arguant qu’elle restreignait indûment la liberté de choix des usagers et était potentiellement contraire au droit communautaire, qui vise à garantir un accès non discriminatoire aux réseaux. Saisie de cette question, la juridiction constitutionnelle a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur l’interprétation de la directive.
La question posée à la Cour visait à déterminer si l’article 20 de la directive devait être interprété en ce sens qu’il impose aux États membres de garantir à tout client éligible un droit discrétionnaire de choisir entre un raccordement au réseau de transport ou au réseau de distribution, dès lors que la capacité technique le permet.
La Cour de justice répond par la négative, considérant que la directive établit une distinction fondamentale entre l’accès au réseau et le raccordement physique à celui-ci. Elle juge que si l’accès doit être garanti de manière non discriminatoire, les modalités techniques du raccordement relèvent de la marge de manœuvre des États membres, à condition que les règles édictées soient fondées sur des critères objectifs et ne créent pas de discrimination entre les utilisateurs. La solution retenue par la Cour repose ainsi sur une interprétation stricte des obligations imposées par la directive, qui préserve une part de l’autonomie réglementaire nationale en matière d’organisation des réseaux énergétiques.
Cette solution conduit à distinguer clairement le droit d’usage du réseau, garanti au niveau européen, des modalités de connexion physique, laissées à l’appréciation des États. La Cour de justice consacre ainsi une interprétation qui, tout en assurant l’ouverture du marché, reconnaît la légitimité des choix réglementaires nationaux visant à optimiser la structure des réseaux.
I. La distinction conceptuelle entre l’accès et le raccordement comme fondement de la solution
La Cour de justice articule son raisonnement autour d’une différenciation sémantique et juridique entre la notion d’« accès » et celle de « raccordement », distinction qui conditionne l’étendue des obligations pesant sur les États membres. Cette clarification conceptuelle justifie le rejet d’un droit discrétionnaire au choix du réseau pour l’utilisateur final.
A. L’interprétation finaliste et textuelle des notions d’accès et de raccordement
Pour établir sa solution, la Cour procède à une analyse des différentes dispositions de la directive 2003/54/CE. Elle observe que le terme « accès » est systématiquement lié aux conditions économiques et non discriminatoires d’utilisation des réseaux pour l’approvisionnement en électricité. L’accès est ainsi associé à la publication de tarifs, à la transparence et à l’ouverture du marché à la concurrence, permettant au consommateur de choisir librement son fournisseur. Le terme « raccordement », en revanche, est employé dans un contexte essentiellement technique. Il se rapporte à la connexion physique d’une installation au réseau, comme l’illustrent les articles de la directive relatifs aux prescriptions techniques minimales ou au temps nécessaire pour effectuer les branchements.
La Cour souligne que certaines dispositions, comme l’article 23, paragraphe 2, sous a), emploient les deux termes dans une même phrase, ce qui confirme leur acception distincte. Elle en déduit que « l’accès au réseau s’entend comme le droit d’utiliser les réseaux d’électricité et que le raccordement correspond à la connexion physique au réseau ». L’article 20, qui régit l’« accès des tiers », ne concernerait donc que le premier aspect, à savoir le droit d’utiliser l’infrastructure existante, et non le second, qui relève des modalités techniques de connexion.
B. Le rejet conséquent d’un droit discrétionnaire de choix du point de raccordement
Découlant logiquement de cette distinction, la Cour estime que la liberté garantie par la directive est celle du choix du fournisseur, laquelle implique un droit d’accès non discriminatoire aux réseaux pour que ce fournisseur puisse livrer l’électricité. Le libre choix du point de raccordement physique, que ce soit au réseau de transport ou de distribution, n’est pas une condition nécessaire à la réalisation de cet objectif. La liberté de choix du client « est, ainsi que l’avocat général l’a précisé […], tout autant garantie, que le fournisseur les raccorde à un réseau de transport ou à un réseau de distribution ».
En conséquence, la directive n’impose pas aux États membres de reconnaître un droit de choisir de manière discrétionnaire le type de réseau. Une réglementation nationale qui établit une priorité pour le raccordement au réseau de distribution, tout en prévoyant des exceptions pour des raisons techniques, n’est donc pas, en son principe, contraire à l’article 20. La Cour déplace ainsi le débat du principe même de la réglementation vers l’examen de ses modalités d’application.
II. La consécration d’une marge de manœuvre étatique encadrée par le contrôle de non-discrimination
En refusant de voir dans la directive une obligation de garantir un choix discrétionnaire de raccordement, la Cour de justice préserve l’autonomie des États membres dans l’organisation technique de leurs réseaux, tout en soumettant l’exercice de cette compétence à un contrôle juridictionnel strict fondé sur des critères d’objectivité et de non-discrimination.
A. La légitimation des objectifs de politique énergétique nationale
La décision reconnaît implicitement la validité des considérations d’intérêt général qui peuvent motiver une réglementation nationale en matière de raccordement. La Cour mentionne spécifiquement le souci d’une répartition équitable des coûts de réseau. En effet, elle admet que le fait d’éviter que de gros clients se raccordent directement aux réseaux de transport « ce qui aurait pour effet de faire supporter aux seuls petits clients la charge des coûts afférents aux réseaux de distribution et donc d’augmenter les prix de l’électricité, peut justifier l’obligation de se raccorder en priorité à un réseau de distribution ».
Cette approche pragmatique permet de concilier les objectifs de libéralisation du marché, portés par le droit de l’Union, avec les impératifs de gestion optimale des infrastructures et de solidarité entre les différents types de consommateurs, qui relèvent de la politique énergétique de chaque État membre. La marge de manœuvre ainsi laissée aux États leur permet d’adapter les règles de raccordement aux spécificités de leur système électrique, dans le respect du principe de subsidiarité.
B. L’encadrement du pouvoir réglementaire par le contrôle du juge national
Cette autonomie n’est cependant pas absolue. La Cour de justice prend soin de préciser que si la réglementation nationale est admissible dans son principe, sa mise en œuvre doit être exempte de toute partialité. Le pouvoir réglementaire des États est ainsi encadré par l’obligation de fonder les règles de raccordement sur des critères objectifs et non discriminatoires. La charge de ce contrôle est explicitement confiée aux juridictions nationales.
La Cour conclut en effet qu’« il appartient toutefois au juge national de vérifier que la mise en œuvre et l’application de ce système se fassent selon des critères objectifs et non discriminatoires entre les utilisateurs des réseaux ». Par cette formule, elle donne aux juges nationaux un rôle essentiel de gardien des principes fondamentaux du marché intérieur. Ils devront s’assurer que les motifs techniques ou économiques invoqués pour justifier une règle de raccordement prioritaire sont réels, pertinents et appliqués de manière uniforme à tous les utilisateurs se trouvant dans une situation comparable. La portée de la décision est donc double : elle valide une compétence réglementaire nationale tout en renforçant les outils de son contrôle juridictionnel.