Par un arrêt en date du 9 octobre 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à interpréter les dispositions de la directive 2011/64/UE relative à l’harmonisation des accises sur les tabacs manufacturés. Cette décision préjudicielle clarifie la marge de manœuvre des États membres dans la fixation des modalités de taxation des cigarettes.
En l’espèce, une société spécialisée dans la production de cigarettes à bas prix a contesté une décision des autorités fiscales italiennes. Cette décision instaurait, en application d’une législation nationale, un régime d’accise spécifique pour les cigarettes vendues à un prix inférieur à celui de la catégorie la plus demandée sur le marché. Saisi du litige en première instance, le tribunal administratif régional du Latium a annulé la décision contestée, jugeant la mesure contraire au droit de l’Union. Les autorités nationales ont alors interjeté appel devant le Conseil d’État italien. Cette juridiction, doutant de la conformité de la loi nationale avec les objectifs de la directive, a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.
Le Conseil d’État cherchait essentiellement à savoir si le droit de l’Union, qui d’une part impose un taux d’accise identique pour toutes les cigarettes et d’autre part autorise les États membres à percevoir une accise minimale, s’oppose à une législation nationale qui établit une accise minimale ne s’appliquant qu’à une sous-catégorie de cigarettes, définies par leur positionnement tarifaire.
La Cour de justice a répondu par l’affirmative, jugeant qu’une telle réglementation nationale est incompatible avec la directive. Elle a estimé que si un État membre choisit d’introduire une accise minimale, celle-ci doit s’appliquer de manière uniforme à l’ensemble des cigarettes présentes sur son marché, sans distinction de prix. La Cour réaffirme ainsi le principe d’uniformité de l’accise comme une garantie essentielle d’une concurrence non faussée (I), tout en précisant que la faculté d’instaurer une accise minimale ne saurait déroger à cette exigence fondamentale, ce qui consacre une interprétation stricte de cette dérogation (II).
I. L’affirmation du principe d’uniformité de l’accise comme garantie d’une concurrence non faussée
La Cour de justice fonde son raisonnement sur le principe fondamental de l’uniformité du traitement fiscal des cigarettes, principe inscrit au cœur de la directive 2011/64/UE (A). Elle en déduit logiquement que la réglementation nationale, en créant une distinction fiscale fondée sur le prix, constitue une rupture de cette uniformité et fausse les conditions de concurrence (B).
A. Le principe d’un taux d’accise unique pour toutes les cigarettes
La directive 2011/64/UE a pour objectif principal d’assurer le bon fonctionnement du marché intérieur pour les tabacs manufacturés en établissant des conditions de concurrence neutres. Pour y parvenir en ce qui concerne les cigarettes, l’article 7, paragraphe 1, de la directive instaure une structure fiscale mixte, combinant une accise spécifique par unité de produit et une accise *ad valorem* calculée sur le prix de vente. L’article 7, paragraphe 2, de cette même directive précise de manière impérative que « le taux de l’accise ad valorem et le montant de l’accise spécifique doivent être les mêmes pour toutes les cigarettes ». Cette disposition constitue la pierre angulaire de l’harmonisation, visant à ce que la fiscalité ne favorise ni ne pénalise aucun fabricant, quel que soit son positionnement sur le marché.
En rappelant ce principe, la Cour souligne que les cigarettes doivent être considérées comme une seule et unique catégorie de produit au regard de la structure de l’accise. Aucune distinction fondée sur la marque, l’origine, ou comme en l’espèce, le prix, ne peut justifier une variation des taux de l’accise proportionnelle ou du montant de l’accise spécifique. Cette règle d’unicité est la condition même d’une concurrence non faussée entre les différents opérateurs économiques, conformément aux objectifs énoncés dans les considérants de la directive.
B. La constatation d’une rupture d’égalité par la réglementation nationale
La Cour procède ensuite à l’analyse de la législation italienne au regard de ce principe d’uniformité. La réglementation en cause crée une distinction claire entre deux groupes de cigarettes : celles dont le prix est inférieur à celui de la classe de prix la plus demandée, et toutes les autres. Pour le premier groupe, elle impose une charge fiscale minimale calculée de manière spécifique, à 115 % de l’accise applicable à la classe de référence. Ce mécanisme aboutit à ce que des cigarettes moins chères supportent une accise non seulement proportionnellement plus élevée, mais parfois même supérieure en montant absolu à celle de cigarettes plus chères.
La Cour constate que ce système crée une distorsion de concurrence manifeste. En traitant différemment des produits qui, aux yeux de la directive, appartiennent à une catégorie unique, la législation italienne contrevient directement à l’exigence selon laquelle les composantes de l’accise « doivent être les mêmes pour toutes les cigarettes ». Elle ne se limite pas à fixer un plancher fiscal, mais instaure un régime punitif pour une catégorie spécifique de produits, altérant ainsi la compétition neutre que la directive vise précisément à garantir.
II. L’interprétation stricte de la faculté d’instaurer une accise minimale
Après avoir rappelé le principe d’uniformité, la Cour se penche sur l’argument selon lequel la directive autorise les États membres à fixer une accise minimale. Elle en précise alors la finalité et les limites (A), avant de rejeter catégoriquement la possibilité que cette accise minimale puisse être appliquée de manière sélective (B).
A. La nature et la finalité de l’accise minimale
L’article 8, paragraphe 6, de la directive 2011/64/UE dispose que les États membres « peuvent percevoir une accise minimale sur les cigarettes ». La Cour explique que cette faculté doit être comprise comme la possibilité d’établir un seuil d’imposition absolu, en deçà duquel la charge fiscale ne peut descendre, même pour les cigarettes les moins chères. L’objectif d’une telle mesure est double : il permet d’une part de garantir un niveau minimum de recettes fiscales et d’autre part de poursuivre un objectif de santé publique, en évitant que des prix de vente très bas ne rendent le tabac trop accessible.
Cependant, cette faculté est une dérogation encadrée et ne constitue pas un chèque en blanc permettant aux États de remodeler la structure de l’accise à leur guise. Il s’agit d’un mécanisme de plancher, un filet de sécurité fiscal, et non d’un outil permettant de créer des catégories fiscales distinctes au sein du marché des cigarettes. Son application doit donc rester compatible avec les principes généraux de la directive, au premier rang desquels figure celui de la neutralité concurrentielle.
B. Le rejet d’une accise minimale sélective
Fort de cette analyse, la Cour conclut que si un État membre choisit d’user de la faculté prévue à l’article 8, paragraphe 6, l’accise minimale ainsi fixée doit nécessairement s’appliquer à l’ensemble des cigarettes. La Cour juge qu’une « accise minimale, prévue par les États membres sur le fondement de l’article 8, paragraphe 6, de la directive 2011/64, doit s’appliquer à toutes les cigarettes, indépendamment de leurs caractéristiques et de leur prix ». Une application sélective, comme celle prévue par la loi italienne, est par nature discriminatoire.
En liant l’application de l’accise minimale à une segmentation du marché basée sur le prix, la réglementation nationale ne se contente pas de fixer un seuil, elle crée un désavantage compétitif pour les producteurs de cigarettes à bas prix. La Cour écarte l’argument relatif à la protection de la santé publique en rappelant que cet objectif, bien que légitime et pris en compte par la directive, doit être poursuivi par des moyens conformes au cadre harmonisé. La décision impose donc une interprétation stricte de la dérogation : l’accise minimale est un outil de portée générale, non un instrument de taxation ciblée. Elle ne peut en aucun cas servir de prétexte à une violation du principe fondamental d’uniformité de l’accise.