Par un arrêt rendu en réponse à une question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé le cadre juridique applicable aux activités des navires de pêche communautaires dans les eaux d’un pays tiers lié à l’Union par un accord de partenariat. En l’espèce, les représentants légaux de deux sociétés propriétaires de navires de pêche immatriculés en Suède faisaient l’objet de poursuites pénales dans cet État membre. Il leur était reproché d’avoir pratiqué une pêche professionnelle au large des côtes du Sahara occidental sans détenir les autorisations requises par la réglementation suédoise, qui transpose le droit de l’Union en la matière. Pour leur défense, les prévenus soutenaient que les navires avaient été loués coque nue à une société marocaine, laquelle disposait de droits de pêche nationaux. Ils estimaient donc que leur activité de location n’était pas soumise aux autorisations prévues par l’accord de partenariat dans le secteur de la pêche conclu entre la Communauté européenne et le Royaume du Maroc.
Saisie du litige en appel, une juridiction suédoise a sursis à statuer afin d’interroger la Cour de justice sur l’interprétation dudit accord. La question fondamentale était de savoir si cet accord devait être considéré comme un cadre exclusif, interdisant aux navires communautaires de pêcher dans les eaux marocaines sur la base de licences délivrées uniquement par les autorités marocaines, en dehors des procédures prévues par l’accord. Il s’agissait notamment de déterminer si un montage contractuel, tel qu’un affrètement coque nue, permettait d’écarter l’application des dispositions de l’accord.
La Cour de justice a répondu que l’accord de partenariat, et singulièrement son article 6, « doit être interprété en ce sens qu’il exclut toute possibilité pour les navires communautaires d’exercer des activités de pêche dans les zones de pêche marocaines sur le fondement d’une licence délivrée par les autorités marocaines sans l’intervention des autorités compétentes de l’Union européenne ». Par cette solution, la Cour affirme le caractère impératif et exclusif du régime d’autorisation institué par l’accord de partenariat.
La décision consolide ainsi le monopole de l’Union dans la gestion des accès de ses flottes aux eaux tierces (I), tout en garantissant la cohérence et l’effectivité de la politique commune de la pêche (II).
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I. La consécration du caractère exclusif de l’accord de partenariat
La Cour fonde sa décision sur une lecture rigoureuse de la lettre et de l’esprit de l’accord (A), ce qui la conduit à neutraliser toute tentative de contournement par des montages contractuels privés (B).
A. Une interprétation littérale et téléologique univoque
Le raisonnement de la Cour s’appuie en premier lieu sur le libellé de l’article 6, paragraphe 1, de l’accord, qui dispose que « les navires communautaires ne peuvent exercer des activités de pêche dans les zones de pêche marocaines que s’ils détiennent une licence délivrée dans le cadre de cet accord de pêche ». L’emploi du terme « que » établit une condition nécessaire et exclusive. Cette interprétation littérale est renforcée par l’article 6, paragraphe 2, qui soumet même l’octroi de licences pour des pêcheries non prévues au protocole à un « avis favorable de la Commission européenne », confirmant ainsi qu’aucune autorisation ne peut être délivrée sans une forme d’intervention de l’Union.
Au-delà de cette analyse textuelle, la Cour adopte une approche téléologique en examinant les finalités de l’accord. Elle rappelle que celui-ci vise à « instaurer une pêche responsable dans ces zones de pêche pour assurer la conservation sur le long terme et l’exploitation durable des ressources halieutiques ». Permettre à des navires communautaires d’opérer en dehors du cadre de l’accord irait à l’encontre de cet objectif fondamental. En effet, une telle possibilité « pourrait en effet être de nature à augmenter l’accès des navires communautaires à ces zones de pêche et à intensifier dans celles-ci l’exploitation par ces navires de ces ressources, et ce sans le contrôle des autorités compétentes de l’Union ». L’efficacité des mesures de conservation et de gestion dépend donc du caractère centralisé et unique du système d’autorisation.
B. Le rejet des montages contractuels comme outil de contournement
Les prévenus au principal avançaient que l’affrètement coque nue de leurs navires à une société marocaine les plaçait en dehors du champ de l’accord, l’activité de pêche étant alors exercée par l’entité locale. La Cour rejette fermement cette argumentation en se concentrant sur le statut du navire plutôt que sur la nature du contrat. Dès lors qu’un navire bat pavillon d’un État membre et est enregistré dans l’Union, il constitue un « navire communautaire » au sens de l’accord. Sa présence et son activité dans les eaux marocaines sont donc nécessairement soumises aux dispositions de cet accord.
La Cour se montre ainsi pragmatique en refusant de s’arrêter à la qualification juridique de l’arrangement choisi par les opérateurs. Elle précise qu’ « il ne saurait être admis que des navires communautaires accèdent aux zones de pêche marocaines pour y exercer des activités de pêche en concluant à cette fin un contrat d’affrètement ‘coque nue’ […] ou en utilisant tout autre instrument juridique afin d’accéder à ces zones de pêche […] en dehors du cadre de l’accord de pêche ». Cette position ferme prévient toute velléité de fraude à la loi de l’Union et assure que la substance de l’opération prime sur sa forme. La solution garantit que le pavillon du navire reste le critère déterminant pour l’application du droit de l’Union.
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II. La portée de la décision pour la politique commune de la pêche
En affirmant l’exclusivité de l’accord, la Cour renforce la compétence externe de l’Union dans ce domaine (A) et assure par là même l’intégrité du système de gestion des ressources halieutiques (B).
A. Le renforcement de la compétence externe de l’Union
Cette décision s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence constante qui consolide les compétences externes de l’Union. En matière de politique commune de la pêche, l’Union dispose d’une compétence exclusive pour la conservation des ressources biologiques de la mer. Lorsqu’elle exerce cette compétence en concluant des accords de partenariat avec des pays tiers, le cadre juridique ainsi créé s’impose aux États membres et à leurs ressortissants. La solution retenue confirme que les opérateurs privés ne peuvent négocier des accès parallèles qui saperaient la position de l’Union en tant qu’acteur unique sur la scène internationale dans ce domaine.
L’arrêt illustre le principe de préemption, selon lequel l’action de l’Union dans un champ de compétence partagée rend celle-ci exclusive dans la pratique. En subordonnant tout accès à une intervention des autorités de l’Union, la Cour garantit que l’Union conserve la maîtrise des possibilités de pêche accordées à sa flotte. Cela empêche une situation où les actions individuelles d’opérateurs économiques viendraient contredire ou affaiblir la politique et les engagements internationaux pris par l’Union. L’arrêt a donc une valeur de principe qui dépasse le seul accord avec le Maroc et concerne l’ensemble des accords de pêche de l’Union.
B. Une solution garante de la cohérence et de l’effectivité du droit
Au-delà de la question des compétences, la décision est essentielle pour garantir l’effectivité même de la politique commune de la pêche. Les accords de partenariat reposent sur un équilibre délicat entre les possibilités de pêche offertes, la conservation des ressources et une contrepartie financière versée par l’Union. Comme le souligne la Cour, autoriser un accès en dehors de ce cadre « ne serait pas en adéquation avec le fondement et la finalité de la contrepartie financière ». Celle-ci est calculée en fonction d’un effort de pêche défini et contrôlé ; un accès parallèle et non maîtrisé rendrait cet équilibre caduc.
La portée de cet arrêt est donc considérable. Il constitue un avertissement clair pour les armateurs qui seraient tentés d’utiliser des structures juridiques pour maximiser leur accès aux ressources de pays tiers en contournant les règles communes. En fermant cette brèche, la Cour assure la cohérence du système. Elle garantit que la politique de pêche responsable, fondée sur des données scientifiques et des négociations diplomatiques, ne soit pas vidée de sa substance par des initiatives privées qui échapperaient à tout contrôle. Cette solution est donc une condition nécessaire à la durabilité à long terme de l’exploitation des ressources halieutiques mondiales par la flotte de l’Union.