Cour de justice de l’Union européenne, le 9 septembre 2004, n°C-184/02

Par un arrêt en date du 9 septembre 2004, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la légalité de la directive 2002/15/CE relative à l’aménagement du temps de travail des personnes exécutant des activités mobiles de transport routier. En l’espèce, deux États membres avaient introduit des recours en annulation de cette directive, contestant principalement son application aux conducteurs indépendants. Ces derniers, n’étant pas liés par un contrat de travail, estimaient que la réglementation de leur temps de travail par le législateur communautaire excédait les compétences de la Communauté et portait une atteinte injustifiée à leur liberté d’entreprendre. Les États requérants soutenaient que les objectifs de sécurité routière et d’harmonisation des conditions de concurrence ne sauraient justifier une telle ingérence dans l’organisation de l’activité d’un travailleur non-salarié. La procédure a vu le Parlement européen et le Conseil, en tant que parties défenderesses, soutenus par la Commission, s’opposer aux prétentions des États requérants. Il était donc demandé à la Cour si le législateur communautaire disposait de la compétence pour réglementer le temps de travail de transporteurs non-salariés et, dans l’affirmative, si une telle réglementation ne portait pas une atteinte disproportionnée à des principes fondamentaux du droit communautaire. La Cour a rejeté les recours, considérant que la directive disposait d’une base juridique appropriée et que les mesures qu’elle contenait ne violaient ni le principe de proportionnalité ni celui de non-discrimination. La solution retenue repose sur une interprétation large des objectifs de la politique commune des transports, tout en validant une approche différenciée pour les conducteurs indépendants.

I. La validation de la compétence communautaire pour l’aménagement du temps de travail des conducteurs indépendants

La Cour de justice a d’abord confirmé la pertinence de la base juridique retenue pour l’adoption de la directive, en fondant la compétence du législateur sur les objectifs de la politique commune des transports (A). Elle a ensuite examiné le grief tiré de la violation du principe d’égalité de traitement, pour conclure à la validité d’un régime spécifique mais inclusif pour les conducteurs indépendants (B).

A. L’affirmation d’une compétence fondée sur la politique commune des transports

La Cour a estimé que l’article 71 du traité CE constituait une base juridique suffisante pour justifier l’extension de la réglementation du temps de travail aux conducteurs indépendants. Le raisonnement des juges s’articule autour de deux objectifs principaux : l’amélioration de la sécurité routière et le rapprochement des conditions de concurrence. La Cour a jugé que la sécurité routière ne dépendait pas uniquement du temps de conduite, mais également de l’ensemble des activités connexes qui peuvent engendrer de la fatigue. Elle précise que la sécurité routière est « susceptible d’être mise en péril non seulement par des périodes de conduite trop longues, mais aussi par une accumulation excessive d’activités autres que la conduite ». En incluant dans le temps de travail des activités telles que le chargement, le déchargement ou l’entretien technique, la directive vise à limiter la fatigue globale du transporteur, qu’il soit salarié ou indépendant. De plus, la Cour a considéré que l’harmonisation du temps de travail, y compris pour les indépendants, contribue à éliminer les distorsions de concurrence entre les entreprises de transport des différents États membres. Une telle harmonisation s’avère donc « utile » au sens de l’article 71, paragraphe 1, sous d), du traité CE, pour l’établissement d’une politique commune efficace. Cette interprétation confère au législateur communautaire un large pouvoir normatif pour assurer l’homogénéité des règles sociales dans le secteur des transports.

B. La consécration d’un traitement différencié justifiant l’inclusion

Les États requérants soutenaient que l’application des mêmes règles aux conducteurs salariés et aux conducteurs indépendants méconnaissait le principe de non-discrimination, en traitant de manière identique des situations objectivement différentes. La Cour a écarté cet argument en démontrant que le législateur communautaire avait, au contraire, tenu compte des spécificités du statut d’indépendant. L’article 3 de la directive établit en effet une distinction dans la définition du temps de travail. Pour le conducteur indépendant, le temps de travail inclut les activités liées au transport, mais exclut explicitement les « tâches administratives générales qui ne sont pas directement liées au transport spécifique en cours ». Par cette distinction, la directive ne réglemente que les activités communes aux deux catégories de conducteurs, celles qui ont un impact direct sur la sécurité routière et la concurrence. Comme le souligne la Cour, en ce qui concerne les conducteurs indépendants, la directive « se limite à encadrer la partie des activités que ceux-ci ont en commun avec les travailleurs salariés ». Ce traitement différencié permet de justifier l’inclusion des indépendants dans le champ de la directive, tout en préservant une part de leur autonomie dans la gestion de leur entreprise. La Cour valide ainsi une approche qui n’est pas une assimilation pure et simple, mais une inclusion ciblée et justifiée par les objectifs poursuivis.

II. Le contrôle de proportionnalité de l’atteinte à la liberté d’entreprendre

Une fois la base juridique de la directive confirmée, il revenait à la Cour d’examiner si les mesures adoptées respectaient les droits fondamentaux des opérateurs économiques. Elle a ainsi jugé que la réglementation du temps de travail était une restriction justifiée à la liberté professionnelle en raison de la primauté des objectifs d’intérêt général (A). Elle a par ailleurs conclu que la directive n’imposait pas de contraintes excessives de nature à entraver le développement des petites et moyennes entreprises (B).

A. La primauté des objectifs d’intérêt général sur la liberté professionnelle

La Cour a rappelé que le libre exercice d’une activité professionnelle et la liberté d’entreprendre, bien que constituant des principes généraux du droit communautaire, ne sont pas des prérogatives absolues. Des restrictions peuvent y être apportées, à condition qu’elles répondent à des objectifs d’intérêt général et ne constituent pas une intervention démesurée. En l’espèce, l’objectif de sécurité routière est un objectif d’intérêt général qui peut justifier une limitation à la liberté d’organisation des conducteurs indépendants. La Cour a estimé que la réglementation contestée n’était pas disproportionnée. Elle note que la directive « opère, s’agissant des conducteurs indépendants, une distinction nette entre, d’une part, les activités directement liées au transport routier […] et, d’autre part, les ‘tâches administratives générales’ […] lesquelles ne sont pas concernées par cette directive. » Cette mesure est donc adéquate et nécessaire pour atteindre l’objectif de sécurité sans porter atteinte à la substance même de la liberté d’entreprendre. La Cour a également rejeté l’argument selon lequel un simple renforcement des contrôles sur les temps de conduite suffirait, car une telle mesure ne permettrait pas de limiter la fatigue liée aux autres activités de transport. La réglementation du temps de travail global apparaît donc comme la mesure la plus appropriée.

B. Une portée limitée de la réglementation sur l’autonomie des petites entreprises

La République de Finlande soutenait que la directive violait les articles 137 et 157 du traité CE en imposant des contraintes excessives aux petites et moyennes entreprises (PME), qui ne disposent pas des mêmes ressources que les grandes entreprises pour répartir les tâches. La Cour a rejeté ce moyen en soulignant que l’obligation de tenir compte des intérêts des PME « ne s’oppose pas à ce que ces entreprises fassent l’objet de mesures contraignantes ». Elle a considéré que la réglementation du temps de travail des conducteurs indépendants traduisait une « prise en considération équilibrée » entre l’objectif de sécurité routière et les spécificités du statut d’indépendant. L’exclusion des tâches administratives générales du temps de travail réglementé est précisément une mesure qui allège la charge pesant sur les PME. De plus, la Cour a qualifié de « pures conjectures » les allégations selon lesquelles la directive renforcerait la position des grandes entreprises au détriment des plus petites. La décision confirme ainsi que la protection des PME ne saurait constituer un obstacle à l’adoption de réglementations sociales justifiées par un impératif de sécurité, dès lors que ces réglementations sont conçues de manière équilibrée et ne portent pas une atteinte démesurée à la viabilité de ces entreprises.

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