Cour de justice de l’Union européenne, le 9 septembre 2015, n°C-160/14

Dans l’arrêt soumis à commentaire, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’interprétation de la directive 2001/23/CE relative au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises. En l’espèce, une entreprise de transport aérien, actionnaire majoritaire d’une société active sur le marché des vols charters, a procédé à la dissolution de cette dernière. Par la suite, l’entreprise mère a repris les contrats de location d’avions et les contrats de vols charters de sa filiale, a réintégré une partie de son personnel et a récupéré certains de ses équipements. Un litige est né de cette opération, soulevant la question de l’applicabilité du régime protecteur des transferts d’entreprise. La procédure nationale a révélé des interprétations divergentes des juridictions inférieures sur cette qualification, conduisant une juridiction suprême à statuer sans saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle. Le débat s’est alors porté, d’une part, sur la qualification de l’opération au regard du droit de l’Union et, d’autre part, sur les conséquences d’une éventuelle violation du droit de l’Union par une juridiction nationale de dernière instance. Le problème de droit posé à la Cour était donc triple. Il s’agissait de déterminer si une telle opération de dissolution-reprise constitue un transfert d’établissement au sens de la directive. Il convenait ensuite de savoir si une juridiction suprême est tenue de saisir la Cour en présence de jurisprudences nationales divergentes sur l’interprétation d’une notion de droit de l’Union. Enfin, la Cour était interrogée sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une législation nationale qui subordonne une action en responsabilité de l’État à l’annulation préalable, en pratique impossible, de la décision de justice dommageable. La Cour de justice répond positivement à la qualification de transfert, confirme l’obligation de renvoi préjudiciel dans un tel contexte et écarte l’exigence procédurale nationale faisant obstacle à l’action en responsabilité de l’État.

La solution retenue par la Cour conduit à une interprétation extensive de la notion de transfert d’entreprise (I), tout en renforçant les garanties attachées à la bonne application du droit de l’Union (II).

***

I. L’interprétation extensive de la notion de transfert d’entreprise

La Cour de justice adopte une approche matérielle pour qualifier l’opération de transfert (A), réaffirmant ainsi la finalité protectrice de la directive (B).

A. La consécration d’une approche factuelle et matérielle

La Cour évalue la situation en se fondant sur un faisceau d’indices plutôt que sur la forme juridique de l’opération. Elle considère que la notion de transfert d’établissement est applicable dès lors qu’une entité économique maintenant son identité est transférée. En l’espèce, la dissolution de la filiale n’a pas fait obstacle à la poursuite de son activité par la société mère. La Cour relève à ce titre que l’opération s’est traduite par la reprise des contrats de location d’avions, des contrats de vols charters, la réintégration d’une partie du personnel et la reprise de certains équipements. Ces éléments factuels caractérisent la continuité de l’exploitation. La Cour énonce ainsi que « la notion de “transfert d’établissement” recouvre une situation dans laquelle une entreprise active sur le marché des vols charters est dissoute par son actionnaire majoritaire, qui est, lui-même, une entreprise de transport aérien, et dans laquelle, par la suite, cette dernière se substitue à l’entreprise dissoute en reprenant les contrats de location d’avions et les contrats de vols charters en cours d’exécution, exerce des activités auparavant exercées par l’entreprise dissoute, réintègre certains travailleurs jusqu’alors détachés auprès de cette entreprise, en leur attribuant des fonctions identiques à celles exercées précédemment, et reprend de petits équipements de ladite entreprise ». Cette approche matérielle, indifférente aux montages sociétaires, permet d’assurer l’effectivité de la directive.

B. La primauté de l’objectif de protection des travailleurs

En adoptant une interprétation large, la Cour réaffirme que la finalité de la directive 2001/23/CE est d’assurer la sauvegarde des droits des travailleurs en cas de changement d’employeur. Une lecture formaliste qui s’arrêterait à l’acte de dissolution de l’entreprise permettrait de contourner aisément les obligations imposées par le texte. En se concentrant sur la réalité économique de l’opération, la Cour empêche que des restructurations au sein d’un groupe de sociétés n’aboutissent à priver les salariés de la protection qui leur est due. La valeur de cette décision réside dans sa capacité à faire prévaloir l’objectif social de la directive sur des considérations purement juridiques ou structurelles. La solution garantit que la protection des travailleurs ne soit pas subordonnée aux choix d’organisation des entreprises, renforçant ainsi la portée de la législation sociale européenne face à des stratégies d’optimisation juridique.

***

II. Le renforcement des garanties procédurales et substantielles du droit de l’Union

Au-delà de la question de fond, la Cour précise l’étendue de l’obligation de renvoi préjudiciel qui pèse sur les juridictions suprêmes (A) et garantit l’effectivité du droit à réparation en cas de violation du droit de l’Union (B).

A. La clarification de l’obligation de renvoi préjudiciel des juridictions suprêmes

La Cour rappelle avec force le rôle de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) dans la garantie d’une application uniforme du droit de l’Union. Elle précise les conditions dans lesquelles une juridiction nationale statuant en dernier ressort est tenue de la saisir. Selon l’arrêt, cette obligation est particulièrement forte en présence de signaux objectifs révélant un risque d’interprétation erronée. La Cour juge ainsi que « l’article 267, troisième alinéa, TFUE doit être interprété en ce sens qu’une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une demande de décision préjudicielle […] dans des circonstances, telles que celles de l’affaire au principal, marquées à la fois par des décisions divergentes d’instances juridictionnelles inférieures quant à l’interprétation de cette notion et par des difficultés d’interprétation récurrentes de celle-ci dans les différents États membres ». La décision limite ainsi la marge d’appréciation des juridictions suprêmes, notamment au regard de la théorie de l’acte clair. La présence de décisions nationales contradictoires devient un critère déterminant de l’obligation de renvoi, ce qui renforce le dialogue des juges et la cohérence de l’ordre juridique de l’Union.

B. L’effectivité du principe de responsabilité de l’État pour violation du droit de l’Union

Enfin, la Cour se prononce sur les conséquences de la méconnaissance du droit de l’Union par une juridiction suprême. Elle réaffirme le principe de la responsabilité de l’État pour les dommages causés aux particuliers par une telle violation, y compris lorsqu’elle émane d’une décision de justice. La portée de l’arrêt est de neutraliser les règles de procédure nationales qui rendraient en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice de ce droit à réparation. En l’espèce, la Cour censure une législation nationale qui exigeait l’annulation préalable de la décision dommageable. Elle juge que le droit de l’Union « s’oppose à une législation nationale qui requiert, comme condition préalable, l’annulation de la décision dommageable rendue par cette juridiction, alors qu’une telle annulation est, en pratique, exclue ». Cette solution est une application directe du principe d’effectivité. Elle garantit que le droit à réparation pour violation du droit de l’Union ne demeure pas théorique, mais puisse être concrètement mis en œuvre, assurant ainsi la pleine efficacité des droits que les particuliers tirent des traités.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture