Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne précise les contours de la notion de « temps de travail » au sens de la directive 2003/88/CE. En l’espèce, un pompier d’entreprise était soumis, durant ses deux pauses journalières de trente minutes, à une obligation de disponibilité. Il devait en effet porter sur lui un émetteur et être en mesure de partir en intervention dans un délai de deux minutes. Ces temps de pause n’étaient pas rémunérés, sauf en cas d’interruption effective pour une intervention. Le travailleur a saisi les juridictions tchèques pour obtenir le paiement de ces pauses, considérant qu’elles constituaient du temps de travail. Après avoir obtenu gain de cause devant le tribunal d’arrondissement de Prague 9 par un jugement du 14 septembre 2016, confirmé en appel le 22 mars 2017, la Cour suprême tchèque a annulé ces décisions par un arrêt du 12 juin 2018. Cette dernière a estimé que le caractère fortuit et imprévisible des interruptions ne permettait pas de qualifier les pauses de temps de travail. Saisie à nouveau de l’affaire, et bien que liée en droit interne par l’appréciation de la Cour suprême, la juridiction de renvoi a sursis à statuer. Elle a interrogé la Cour de justice sur la qualification d’une telle période de pause au regard du droit de l’Union et sur l’obligation pour un juge national d’écarter une interprétation d’une juridiction supérieure si elle est contraire à ce même droit. La question de droit posée était double : d’une part, une pause durant laquelle un travailleur doit pouvoir intervenir en deux minutes relève-t-elle du « temps de travail » au sens de la directive, et d’autre part, le juge national peut-il ignorer une décision de sa juridiction suprême pour se conformer au droit de l’Union ? La Cour de justice répond que le temps de pause doit être qualifié de « temps de travail » dès lors que les contraintes imposées au travailleur « affectent objectivement et très significativement la faculté pour ce dernier de gérer librement le temps ». Elle affirme également que le principe de primauté du droit de l’Union s’oppose à ce qu’une juridiction nationale soit liée par les appréciations d’une juridiction supérieure si elles sont incompatibles avec le droit de l’Union.
Cette décision consolide une conception qualitative du temps de travail, où la contrainte prime sur l’activité effective (I), tout en rappelant avec force le rôle du juge national comme garant de l’application uniforme du droit de l’Union (II).
I. La consécration d’une approche matérielle du temps de pause
La Cour de justice affine sa jurisprudence relative à la distinction entre temps de travail et période de repos en se fondant sur une appréciation concrète des contraintes pesant sur le travailleur. Elle établit ainsi que l’intensité de l’obligation de disponibilité est le critère déterminant (A), rendant secondaires d’autres facteurs comme la fréquence des interventions (B).
A. L’intensité de la contrainte, critère prépondérant de qualification
La Cour rappelle que les notions de « temps de travail » et de « période de repos » sont exclusives l’une de l’autre et doivent recevoir une définition autonome en droit de l’Union. Le facteur décisif pour qualifier une période de garde de temps de travail est l’existence de contraintes qui affectent la capacité du travailleur à gérer son temps. La Cour précise que constitue du « temps de travail » l’intégralité des périodes de garde « au cours desquelles les contraintes imposées au travailleur sont d’une nature telle qu’elles affectent objectivement et très significativement la faculté, pour ce dernier, de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités et de consacrer ce temps à ses propres intérêts ». En l’espèce, l’obligation de pouvoir repartir en intervention en l’espace de deux minutes est une contrainte d’une intensité telle qu’elle dissuade le travailleur d’entreprendre toute activité personnelle, même de courte durée. Le lieu de la pause, fût-il une cantine à proximité, ne modifie pas cette analyse, car la liberté de gestion du temps est quasi inexistante. Cette approche confirme une jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt *Radiotelevizija Slovenija* du 9 mars 2021, en systématisant l’analyse qualitative de la période de repos. La Cour ne se contente pas de vérifier si le travailleur est à son poste ; elle évalue si les conditions de sa pause lui permettent réellement de se reposer et de se consacrer à ses intérêts.
B. La neutralisation du caractère occasionnel et imprévisible des interventions
L’employeur et la Cour suprême nationale avaient fondé leur raisonnement sur le caractère exceptionnel et imprévisible des interruptions de pause. La Cour de justice écarte cet argument avec fermeté. Elle juge que « la circonstance que, en moyenne, le travailleur n’est que rarement appelé à intervenir au cours de ses périodes de garde ne peut aboutir à ce que ces dernières soient considérées comme des “périodes de repos” ». Cette position est essentielle pour garantir l’effet utile de la directive. Une analyse purement statistique viderait de sa substance le droit au repos, car elle ignorerait l’état de tension et d’alerte permanent dans lequel se trouve le travailleur. Bien plus, la Cour considère que le caractère imprévisible des interruptions constitue une contrainte supplémentaire. En effet, « l’incertitude qui en résulte est susceptible de placer ce travailleur en situation permanente d’alerte », ce qui est l’exact opposé de la finalité d’une période de repos, qui est d’assurer la sécurité et la santé du travailleur. En dissociant la qualification de la période de sa rémunération, qui relève du droit national, la Cour opère une distinction claire. Même si un État membre peut moduler la paie selon que le travail est effectif ou non, la période entière doit être comptabilisée comme temps de travail pour le respect des durées maximales et des repos minimaux.
L’interprétation matérielle de la notion de temps de travail ainsi posée ne pouvait cependant trouver sa pleine effectivité sans une réaffirmation claire des obligations procédurales incombant au juge national.
II. Le juge national, garant de la primauté du droit de l’Union
Au-delà de la question de fond, l’arrêt constitue un rappel pédagogique de l’office du juge national dans l’ordre juridique de l’Union. Il réitère l’obligation pour toute juridiction d’assurer le plein effet du droit de l’Union (A), ce qui se traduit par le pouvoir d’écarter non seulement une norme législative, mais aussi une décision judiciaire supérieure contraire (B).
A. L’obligation inconditionnelle d’assurer le plein effet du droit de l’Union
La Cour rappelle un principe cardinal de son ordre juridique : la primauté. Face à un conflit entre une norme nationale et le droit de l’Union, le juge national a « l’obligation d’assurer le plein effet de celles-ci en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale ». Cette obligation s’impose à toutes les juridictions d’un État membre, quel que soit leur rang. La Cour précise que ce principe s’étend aux règles de procédure nationales qui organisent la hiérarchie des normes et l’autorité de la chose jugée. En l’espèce, la règle de droit tchèque qui liait le tribunal de première instance à l’appréciation juridique de la Cour suprême constituait un obstacle à la pleine application du droit de l’Union. Un tel mécanisme, s’il n’était pas écarté, permettrait à une jurisprudence nationale de faire échec à une directive européenne telle qu’interprétée par la Cour de justice. La solution est donc une application directe de la jurisprudence *Simmenthal* du 9 mars 1978, selon laquelle le juge national doit laisser inappliquée toute disposition nationale contraire au droit de l’Union, sans attendre une abrogation ou une modification.
B. L’habilitation du juge de renvoi à écarter l’autorité de la juridiction suprême
La conséquence directe de ce principe est l’habilitation explicite du juge de première instance à ne pas suivre l’interprétation de sa propre Cour suprême. La Cour de justice énonce clairement que le juge national « doit, le cas échéant, écarter les appréciations d’une juridiction supérieure s’il estime, eu égard à cette interprétation, que celles-ci ne sont pas conformes au droit de l’Union ». Cette solution transforme chaque juge national en juge de droit commun de l’Union européenne. Il n’est plus seulement le simple applicateur de la loi nationale mais devient le gardien de la cohérence de l’ordre juridique intégré. En répondant de manière aussi affirmative à la troisième question, la Cour ne se contente pas de fournir une interprétation abstraite ; elle donne au juge de renvoi les moyens concrets de trancher le litige conformément à ses obligations européennes. La portée de cet arrêt est donc considérable : il renforce l’autorité des décisions préjudicielles et assure une application uniforme du droit de l’Union sur tout le territoire, en prévenant les divergences d’interprétation issues des plus hautes juridictions nationales. Le dialogue des juges se résout ici par une réaffirmation claire de la structure hiérarchique des normes, où l’interprétation de la Cour de justice s’impose à tous.