La Cour de justice de l’Union européenne a rendu, le 9 septembre 2021, une décision fondamentale concernant l’aménagement du temps de travail au sein des États membres. Cette juridiction précise les critères de qualification des périodes de garde, notamment lorsqu’elles s’insèrent dans les temps de pause journaliers des travailleurs.
Un salarié exerçait les fonctions de pompier d’entreprise sous un régime de travail posté incluant deux pauses journalières de trente minutes chacune. Durant ces intervalles, l’intéressé devait rester joignable par un émetteur pour répondre à toute alerte d’intervention dans un délai impératif de deux minutes. L’employeur refusait de rémunérer les pauses n’ayant pas fait l’objet d’une sollicitation effective, considérant ces périodes comme du temps de repos.
Le tribunal d’arrondissement de Prague 9 a d’abord accueilli la demande de rappel de salaire formulée par le travailleur pour ces heures de garde. La Cour suprême de République tchèque a ensuite annulé cette décision, estimant que le caractère imprévisible des interventions empêchait la qualification de temps de travail. La juridiction de premier instance, saisie à nouveau, a alors interrogé la Cour de justice sur l’interprétation de la directive 2003/88/CE.
Les juges européens doivent déterminer si une telle contrainte de réactivité transforme le repos en travail et si le droit national peut limiter l’indépendance du juge. Cette affaire permet de clarifier l’articulation entre les impératifs de sécurité du personnel et les règles de procédure nationales liant les juridictions entre elles.
I. La qualification fonctionnelle du temps de pause au regard des contraintes d’intervention
A. Le critère de l’atteinte significative à la liberté de gestion du temps personnel
La Cour rappelle que la notion de temps de travail définit « toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur ». Cette définition exclut toute catégorie intermédiaire entre le travail et le repos selon une lecture binaire des textes européens. Une période de garde doit être qualifiée de travail dès lors que les contraintes imposées affectent la faculté du salarié de gérer ses intérêts.
Le délai de réaction imposé de deux minutes constitue ici un facteur de contrainte objectivement très significatif sur l’emploi du temps du pompier. Un tel délai est « limité à quelques minutes » et s’avère en pratique fortement dissuasif pour planifier une quelconque activité de détente personnelle. La proximité physique de la cantine ne compense pas l’obligation de demeurer en état d’alerte permanente durant l’intégralité de la pause.
B. L’indifférence du caractère fortuit des interventions effectives
L’employeur soutenait que la rareté des départs effectifs en intervention justifiait la qualification de repos pour les périodes de pause demeurées calmes. La Cour rejette cet argument en soulignant que le caractère occasionnel des sollicitations ne modifie pas la nature de l’obligation de disponibilité immédiate. L’impact du délai imposé suffit à restreindre la faculté de gérer librement le temps pendant lequel les services professionnels ne sont pas sollicités.
Cette incertitude place le travailleur dans une situation de veille constante qui nuit à l’objectif de protection de la santé visé par la directive. La Cour affirme que « le caractère imprévisible des interruptions possibles du temps de pause est susceptible d’avoir un effet restrictif supplémentaire ». L’intégralité de la période doit donc être qualifiée de temps de travail sans considération pour la fréquence réelle des missions accomplies.
II. L’affirmation de la primauté du droit de l’Union face aux contraintes procédurales nationales
A. L’obligation d’écarter l’interprétation nationale incompatible
La juridiction de renvoi s’interrogeait sur son obligation de suivre l’interprétation de la Cour suprême nationale malgré les doutes sur sa conformité européenne. Le juge national doit assurer le plein effet des normes de l’Union en laissant inappliquée toute disposition interne contraire de sa propre autorité. Cette obligation s’étend aux règles de procédure qui lieraient un juge de première instance aux appréciations juridiques d’une instance supérieure.
Le principe de primauté exige que le juge de proximité puisse écarter les directives de sa hiérarchie judiciaire si elles méconnaissent le droit européen. La Cour précise qu’il faut « écarter les appréciations d’une juridiction supérieure s’il estime, eu égard à cette interprétation, que celles-ci ne sont pas conformes ». Cette solution garantit l’application uniforme des concepts de repos et de travail sur l’ensemble du territoire de l’Union.
B. La garantie de l’effet utile du mécanisme du renvoi préjudiciel
Le mécanisme de la question préjudicielle perdrait son utilité si le juge national ne pouvait pas tirer les conséquences de la réponse obtenue. Le juge de première instance doit pouvoir modifier sa propre jurisprudence ou celle de ses supérieurs pour respecter les exigences du droit de l’Union. La protection des droits conférés aux travailleurs par la directive 2003/88/CE dépend directement de cette autonomie décisionnelle du juge du fond.
La Cour de justice confirme ainsi sa mission de gardienne des libertés fondamentales au travail contre les rigidités des systèmes judiciaires nationaux. Le principe de primauté du droit de l’Union s’oppose à ce qu’une juridiction soit liée par une interprétation incompatible avec les traités. Cette décision renforce la protection effective des pompiers soumis à des contraintes de réactivité extrême durant leurs temps de repos théoriques.