En application du principe de neutralité fiscale, tout assujetti à la taxe sur la valeur ajoutée a le droit de déduire ou d’obtenir le remboursement de la taxe payée en amont sur les biens et services nécessaires à son activité économique. La présente décision, rendue sur question préjudicielle par la Cour de justice de l’Union européenne, vient préciser l’articulation entre ce droit fondamental et les règles procédurales nationales qui en encadrent l’exercice.
Une société établie dans un État membre a sollicité auprès de l’administration fiscale d’un autre État membre le remboursement de la taxe sur la valeur ajoutée acquittée sur son territoire. En réponse, l’administration a demandé à la société de produire des pièces justificatives, notamment les factures originales, afin de vérifier le bien-fondé de sa demande. La société n’ayant pas fourni les documents requis dans les délais impartis, sa demande a été rejetée. Elle a alors engagé plusieurs recours, d’abord administratifs puis juridictionnels, au cours desquels elle a finalement produit les pièces demandées. La plus haute juridiction nationale, saisie de l’affaire, a estimé que les conditions de fond du droit au remboursement primant sur les exigences formelles, les documents tardifs devaient être pris en compte. Saisie sur renvoi, la juridiction inférieure, doutant de la compatibilité de cette solution avec le droit de l’Union, a interrogé la Cour de justice sur la possibilité pour un État membre de sanctionner la négligence de l’assujetti en lui opposant la forclusion, et sur la qualification éventuelle d’abus de droit d’un tel comportement.
Le problème de droit soulevé consistait donc à déterminer si les principes du droit de l’Union s’opposent à ce qu’une législation nationale refuse le remboursement de la taxe lorsque l’assujetti a produit les preuves de son droit tardivement, au stade du recours, et si un tel comportement procédural peut être qualifié d’abus de droit.
La Cour répond que le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce qu’une demande de remboursement soit rejetée si l’assujetti n’a pas fourni les documents requis dans les délais fixés par l’administration, à condition que les principes d’équivalence et d’effectivité soient respectés. Elle ajoute que le fait de produire ces documents tardivement au cours des procédures de recours ne constitue pas, en soi, un abus de droit.
La solution consacre ainsi une autonomie procédurale contrôlée des États membres dans la mise en œuvre du droit au remboursement (I), tout en délimitant strictement la notion d’abus de droit au domaine substantiel (II).
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I. La consécration d’une autonomie procédurale contrôlée
La Cour de justice reconnaît aux États membres la faculté d’encadrer temporellement la production des preuves du droit au remboursement, subordonnant toutefois cette faculté au respect des principes cardinaux du droit de l’Union.
A. La primauté du droit au remboursement tempérée par les exigences procédurales
La Cour rappelle avec force que « le droit au remboursement, tout comme le droit à déduction, constitue un principe fondamental du système commun de la TVA ». Ce principe garantit la neutralité de l’impôt en soulageant entièrement l’entrepreneur du poids de la taxe. En principe, ce droit ne peut être limité et doit être accordé si les exigences de fond sont satisfaites, même en cas d’omission de certaines exigences formelles.
Cependant, la Cour opère une distinction cruciale. Le litige ne porte pas sur la violation d’une exigence formelle qui « a pour effet d’empêcher d’apporter la preuve certaine que les exigences de fond ont été satisfaites », mais sur le moment auquel cette preuve peut être apportée. Faisant un parallèle avec une jurisprudence antérieure, la Cour énonce que si les États membres ne sont pas tenus d’accepter des preuves produites après une décision de refus, ils ne sont pas non plus empêchés de le faire. Cette latitude laissée aux États membres relève de leur autonomie procédurale, mais elle n’est pas absolue.
B. La soumission de la procédure nationale aux principes d’équivalence et d’effectivité
L’instauration de mesures nationales fixant les modalités temporelles de l’exercice du droit au remboursement est admise, mais sous un double contrôle. La Cour précise que ces mesures doivent respecter les principes d’équivalence et d’effectivité.
Le principe d’effectivité exige que les règles nationales ne rendent pas « impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union ». En l’espèce, l’administration fiscale avait sollicité les informations manquantes à deux reprises, sans succès. La Cour considère que, dans ces conditions, l’assujetti a disposé des opportunités nécessaires pour exercer son droit, et que le principe d’effectivité n’a pas été violé. Par ailleurs, le principe d’équivalence impose que les règles procédurales applicables à un droit fondé sur le droit de l’Union ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires de nature purement interne. La Cour renvoie à la juridiction nationale le soin de vérifier le respect de ce principe. Ainsi, un État membre peut valablement prévoir une sanction procédurale telle que la forclusion pour l’assujetti négligent, à condition que cette sanction soit appliquée de manière non discriminatoire et ne vide pas le droit au remboursement de sa substance.
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II. Le rejet de la qualification d’abus de droit
Après avoir validé la possibilité d’une sanction procédurale, la Cour examine si le comportement de l’assujetti peut être qualifié d’abus de droit, une question à laquelle elle répond par la négative en s’en tenant à une définition stricte de la notion.
A. Le rappel des conditions strictes de l’abus de droit en matière de TVA
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « la constatation de l’existence d’une pratique abusive exige la réunion de deux conditions ». Premièrement, les opérations en cause doivent aboutir à l’obtention d’un avantage fiscal contraire à l’objectif des dispositions applicables, malgré le respect formel de leurs conditions. Deuxièmement, il doit résulter d’un ensemble d’éléments objectifs que le but essentiel des opérations se limite à l’obtention de cet avantage.
Cette définition vise essentiellement les montages artificiels dépourvus de réalité économique, dont l’unique finalité est d’éluder l’impôt ou d’obtenir un avantage fiscal indu. La Cour souligne que l’abus de droit permet de refuser le bénéfice d’un droit lorsque celui-ci est invoqué frauduleusement. C’est donc bien le fondement substantiel de l’opération économique qui est au cœur de l’analyse de l’abus de droit.
B. L’inapplicabilité de la notion d’abus au simple retard procédural
Appliquant ce raisonnement au cas d’espèce, la Cour constate que le comportement reproché à l’assujetti ne concerne pas les opérations économiques ayant donné lieu au droit au remboursement, mais « la procédure qui entoure le contentieux lié à cette demande ». Or, le simple fait de fournir tardivement les documents justificatifs ne remplit pas les conditions de l’abus de droit.
La Cour conclut en effet qu’il « n’apparaît pas, au vu du dossier soumis à la Cour, que ce simple fait était destiné à obtenir un avantage fiscal dont l’octroi serait contraire à la finalité poursuivie par les dispositions du droit de l’Union ». Le comportement de l’assujetti, bien que répréhensible sur le plan procédural et pouvant être sanctionné comme tel, ne vise pas à obtenir un avantage fiscal contraire au système de la TVA. Il vise à faire reconnaître un droit substantiel préexistant, et non à créer artificiellement les conditions d’un tel droit. Par cette distinction, la Cour circonscrit fermement la notion d’abus de droit à des questions de fond, évitant de l’étendre à de simples manquements procéduraux, même délibérés.