Par un arrêt récent, la Cour de justice de l’Union européenne vient clarifier deux aspects essentiels de la réglementation sociale dans le domaine des transports par route, touchant à la fois aux obligations des conducteurs et à la compétence des États membres en matière de sanction. En l’espèce, un conducteur de véhicule de transport avait été contrôlé sur le territoire d’un État membre. Lors de ce contrôle, il lui fut reproché, d’une part, de ne pas pouvoir présenter l’intégralité des enregistrements de son activité pour les vingt-huit jours précédents, au motif qu’il avait exercé durant cette période une activité de transport exemptée de la réglementation. D’autre part, les autorités de contrôle avaient constaté une infraction commise sur le territoire d’un autre État membre et avaient procédé à sa sanction. Saisie d’un recours contre cette sanction, la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer et de poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si l’obligation de présenter les feuilles d’enregistrement s’étend aux périodes d’activité de transport non soumises au règlement, et si un État membre peut sanctionner une infraction commise sur le territoire d’un autre État. La Cour de justice répond à ces interrogations en affirmant une conception stricte des obligations de contrôle qui pèsent sur le conducteur (I), tout en posant une limite claire à la compétence extraterritoriale des autorités nationales en matière de répression (II).
I. L’unification des obligations de contrôle pour les conducteurs polyvalents
La Cour de justice adopte une interprétation rigoureuse du règlement n°561/2006, qui vise à garantir la continuité et l’efficacité des contrôles. Elle consacre ainsi une obligation de présentation des données qui transcende la nature de l’activité exercée (A), renforçant par là même les moyens de vérification au service de la sécurité routière (B).
A. L’affirmation d’une obligation de transparence continue
La Cour juge qu’un conducteur effectuant des transports routiers relevant du champ d’application du règlement n°561/2006 « est tenu de présenter, à toute demande d’un agent de contrôle, la carte de conducteur, les feuilles d’enregistrement et toute information pour la période composée de la journée du contrôle et des 28 jours précédents ». La solution est dénuée de toute ambiguïté : peu importe que le conducteur ait, au cours de cette période, alterné entre des missions soumises à la réglementation sociale européenne et des missions qui en sont exemptées, telles que les services réguliers de voyageurs sur une ligne de moins de 50 kilomètres. L’obligation de conserver et de présenter les données est attachée à sa qualité de conducteur de transport réglementé, et non à la nature de chaque trajet individuel. Le raisonnement sous-jacent est pragmatique : une lecture contraire créerait des zones d’ombre dans l’historique d’activité du conducteur, rendant impossible la vérification du respect des temps de conduite et de repos sur la durée. En effet, l’objectif de la législation est de s’assurer que le conducteur bénéficie de repos suffisants pour ne pas constituer un danger, un objectif qui serait anéanti si des journées entières d’activité, même exemptées, échappaient à tout contrôle. Cette interprétation maximaliste garantit donc que l’intégralité du temps de travail et de repos du conducteur puisse être appréhendée.
B. La portée d’une solution au service de l’efficacité des contrôles
En refusant de segmenter les obligations du conducteur en fonction de la nature de ses trajets, la Cour de justice donne sa pleine portée à l’objectif de sécurité routière et d’harmonisation des conditions de concurrence. Cette décision a pour effet de responsabiliser le conducteur, qui ne peut se prévaloir de la nature mixte de son activité pour se soustraire à ses devoirs de transparence. Elle constitue un outil précieux pour les agents de contrôle, qui peuvent exiger une vision complète et ininterrompue de l’emploi du temps du professionnel de la route. La valeur de cet arrêt réside dans sa clarté et sa prévisibilité. Il met fin à une incertitude juridique qui pouvait être exploitée pour contourner les règles. La portée de cette décision est donc considérable, car elle s’applique à une multitude de situations pratiques où les conducteurs et les entreprises combinent différents types de services de transport. Elle établit fermement que le statut de conducteur de transport réglementé emporte des obligations qui le suivent en permanence, y compris lors de ses activités théoriquement hors champ. La cohérence du système de contrôle est ainsi assurée, prévenant toute dissimulation d’heures de conduite excessives derrière le paravent d’activités prétendument non soumises à enregistrement.
II. Le strict cantonnement territorial du pouvoir de sanction
Après avoir défini l’étendue des obligations du conducteur, la Cour se prononce sur la compétence des États pour en assurer la sanction. Elle réaffirme avec force le principe de territorialité (A), une solution qui, bien que juridiquement orthodoxe, n’est pas sans soulever des difficultés pratiques en matière de coopération transfrontalière (B).
A. Le rejet d’une compétence répressive extraterritoriale
La seconde partie de la décision de la Cour est tout aussi nette. Elle juge que l’article 19, paragraphe 2, du règlement n° 561/2006 « s’oppose à ce que les autorités compétentes d’un État membre puissent imposer une sanction au conducteur […] pour une infraction […] commise sur le territoire d’un autre État membre ou d’un pays tiers, mais constatée sur son territoire et n’ayant pas déjà donné lieu à sanction ». La Cour opère une distinction fondamentale entre la constatation d’une infraction et le pouvoir de la réprimer. Si un agent de contrôle sur le territoire de l’État A peut parfaitement identifier, par l’examen des données du tachygraphe, une infraction commise sur le territoire de l’État B, il ne dispose pas pour autant du pouvoir de sanctionner cette dernière. Le règlement n’organise pas une compétence universelle des autorités de contrôle. Au contraire, le pouvoir de sanction reste l’apanage de l’État sur le territoire duquel l’infraction a été matériellement commise. Cette solution est une application classique du principe de souveraineté étatique en matière pénale. Le règlement vise à éviter la double sanction pour un même fait, mais ne confère pas aux États un droit de se substituer les uns aux autres dans l’exercice de leur pouvoir répressif.
B. Une orthodoxie juridique confrontée aux défis de la coopération européenne
En réaffirmant le principe de territorialité des sanctions, la Cour de justice adopte une position protectrice des prérogatives souveraines de chaque État membre. Cette analyse garantit le respect des compétences nationales et prévient les conflits positifs de juridiction, où un conducteur pourrait être sanctionné par plusieurs États pour un même manquement. La valeur de cette décision est donc d’assurer une sécurité juridique en établissant une règle de compétence claire et prévisible. Cependant, sa portée pratique soulève des interrogations quant à l’effectivité de la répression des infractions dans un espace européen intégré. La solution impose en effet une coopération administrative entre les États membres : l’État de constatation doit transmettre les informations pertinentes à l’État de commission pour que ce dernier engage des poursuites. L’efficacité du système repose alors entièrement sur la diligence et la qualité de cette coopération. Si le processus de transmission est lent, ou si l’État compétent ne donne pas suite, l’infraction restera impunie. La décision met ainsi en lumière une tension inhérente au droit de l’Union : la création d’un marché unique et d’un espace de contrôle commun se heurte à la persistance de systèmes répressifs nationaux cloisonnés.