Décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975

Par une décision en date du 15 janvier 1975, le Conseil constitutionnel a été amené à se prononcer sur la constitutionnalité de la loi relative à l’interruption volontaire de la grossesse. Saisi par plus de soixante députés sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, le juge constitutionnel devait examiner ce texte adopté par le Parlement avant sa promulgation. Les requérants soutenaient que la loi était contraire, d’une part, aux stipulations d’un traité international relatives au respect de la vie et, d’autre part, à plusieurs principes de valeur constitutionnelle. Se posait ainsi au Conseil la question de savoir si le contrôle de conformité d’une loi à la Constitution, qui lui incombe, inclut également le contrôle de sa conformité à un traité international. Il lui revenait également de déterminer si les dispositions de la loi portaient en elles-mêmes atteinte à des droits et libertés constitutionnellement garantis. Le Conseil constitutionnel répond par la négative à la première question, opérant une distinction fondamentale entre le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionalité, puis valide la loi au regard des principes constitutionnels.

I. L’affirmation de l’incompétence du Conseil constitutionnel pour contrôler la conventionalité des lois

Le Conseil constitutionnel, par cette décision, définit strictement son office en se refusant à intégrer les traités internationaux dans le bloc de constitutionnalité. Il opère une distinction de nature entre le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionalité (A), ce qui a pour conséquence de reporter la charge de ce dernier sur les autres ordres de juridiction (B).

A. La distinction fonctionnelle des contrôles de constitutionnalité et de conventionalité

Le Conseil constitutionnel prend soin de différencier la nature et les effets de la norme constitutionnelle et de la norme conventionnelle. Il rappelle que si l’article 55 de la Constitution confère aux traités une autorité supérieure à celle des lois, il n’en découle pas que ces derniers constituent une norme de référence du contrôle opéré sur le fondement de l’article 61. Le juge constitutionnel justifie cette exclusion en soulignant la différence de nature des deux contrôles. Le contrôle de constitutionnalité aboutit à des décisions qui « revêtent un caractère absolu et définitif », empêchant la promulgation d’une loi jugée non conforme. Au contraire, la supériorité d’un traité sur une loi présente un caractère « à la fois relatif et contingent ». Relatif, car il ne s’applique que dans le champ d’application du traité ; contingent, car il est soumis à une condition de réciprocité.

Cette différence fondamentale de régime juridique justifie la conclusion du Conseil selon laquelle « une loi contraire à un traité ne serait pas, pour autant, contraire à la Constitution ». En conséquence, l’examen de la compatibilité d’une loi avec un engagement international ne relève pas de sa compétence en tant que juge constitutionnel. Le respect du principe posé à l’article 55 ne saurait s’exercer dans le cadre de l’article 61.

B. Le renvoi implicite du contrôle de conventionalité aux juridictions ordinaires

En déclinant sa compétence pour apprécier la conformité d’une loi à un traité, le Conseil constitutionnel ne laisse pas pour autant ce contrôle sans effectivité. Sa décision implique nécessairement que cette mission incombe à d’autres juges, ceux chargés d’appliquer la loi dans des cas concrets. Ce faisant, il ouvre la voie à la reconnaissance de la compétence du juge judiciaire et du juge administratif en la matière. C’est bien cette invitation implicite qui sera entendue quelques mois plus tard par la Cour de cassation, dans son arrêt *Société des cafés Jacques Vabre* du 24 mai 1975.

La haute juridiction judiciaire s’estimera alors compétente pour écarter l’application d’une loi nationale postérieure et contraire à un traité international. Le Conseil d’État adoptera la même position plus tardivement, par son arrêt *Nicolo* du 20 octobre 1989, abandonnant ainsi sa jurisprudence antérieure. La décision du 15 janvier 1975 a donc eu une portée considérable en répartissant les contentieux entre le juge constitutionnel, gardien de la suprématie de la Constitution, et les juges ordinaires, gardiens de la suprématie des traités sur les lois.

II. L’examen de la conformité de la loi au bloc de constitutionnalité

Après avoir délimité son office, le Conseil constitutionnel procède à l’examen de la loi au fond. Il conclut que le texte ne méconnaît pas les principes constitutionnels en vigueur, conciliant le respect de la vie avec d’autres exigences (A) et consacrant ainsi le large pouvoir d’appréciation du législateur en la matière (B).

A. La conciliation du respect de la vie avec la liberté et la santé publique

Le Conseil examine la loi au regard des textes composant le bloc de constitutionnalité, notamment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946. Il constate d’abord que la loi « respecte la liberté des personnes appelées à recourir ou à participer à une interruption de grossesse », écartant ainsi toute violation de l’article 2 de la Déclaration. Le législateur a ainsi préservé la liberté de la femme se trouvant dans une situation de détresse, mais aussi celle des médecins et personnels soignants.

Ensuite, le Conseil reconnaît que la loi porte atteinte au « principe du respect de tout être humain dès le commencement de la vie », mais il précise immédiatement que cette atteinte n’est admise « qu’en cas de nécessité et selon les conditions et limitations qu’elle définit ». Cette formulation montre que le Conseil ne nie pas la valeur constitutionnelle du respect de la vie, mais qu’il admet qu’elle n’est pas absolue. Elle peut être conciliée avec d’autres exigences, comme la protection de la santé de la femme, garantie par le préambule de 1946. Le Conseil estime donc que les dérogations prévues par la loi ne sont pas, « en l’état », contraires aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ou aux autres dispositions de valeur constitutionnelle.

B. La reconnaissance du pouvoir d’appréciation du législateur

En validant le dispositif législatif, le Conseil constitutionnel adopte une position de déférence à l’égard du Parlement. Il reconnaît qu’il n’a pas « un pouvoir général d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement ». Son rôle n’est pas de se substituer au législateur pour juger de l’opportunité d’une telle loi, mais seulement de vérifier qu’elle ne transgresse manifestement aucune norme constitutionnelle. Face à une question de société aussi complexe, qui met en balance des principes et des droits divergents, le Conseil laisse au législateur le soin de réaliser l’arbitrage.

L’emploi de l’expression « en l’état » souligne le caractère non définitif de son appréciation, qui pourrait évoluer en fonction des circonstances ou des connaissances scientifiques et médicales. Le Conseil n’érige pas la loi en modèle intangible, mais la considère comme une réponse possible et constitutionnellement acceptable aux difficultés posées. Il encadre ainsi le pouvoir du législateur sans l’annihiler, se positionnant comme un juge du non-arbitraire plutôt que comme un co-législateur.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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