Par une décision en date du 31 décembre 1975, le Conseil constitutionnel a été amené à se prononcer sur la constitutionnalité de la loi relative aux conséquences de l’autodétermination des îles des Comores. Cet archipel, alors territoire d’outre-mer, a été consulté par référendum sur son accession à l’indépendance. Si une majorité s’est dégagée en faveur de celle-ci à l’échelle de l’ensemble du territoire, les résultats ont révélé une volonté contraire de la part de la population de l’une des îles. Le législateur a alors adopté une loi tirant les conséquences de ce vote en disposant que les îles ayant majoritairement choisi l’indépendance cesseraient de faire partie de la République française, tout en maintenant l’île dissidente en son sein.
Saisi par plus de soixante députés sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a dû examiner la conformité de cette loi au texte constitutionnel. Les auteurs de la saisine contestaient implicitement la dissociation opérée par la loi entre les différentes îles de l’archipel, considérant que le vote devait être apprécié de manière globale pour l’ensemble du peuple comorien. Le Conseil constitutionnel était ainsi conduit à s’interroger sur le point de savoir si le principe d’autodétermination des peuples et le consentement des populations intéressées, requis par la Constitution pour toute cession de territoire, devaient s’apprécier à l’échelle globale d’un archipel ou de manière distincte pour chacune de ses composantes insulaires.
Dans sa décision, le Conseil constitutionnel a validé la démarche du législateur. Il a jugé que le terme « territoire » au sens de l’article 53 de la Constitution pouvait s’appliquer à une île et que, par conséquent, l’île de Mayotte « ne saurait sortir de la République française sans le consentement de sa propre population ». Cette solution, qui dissocie le sort des différentes îles, repose sur une interprétation extensive des dispositions constitutionnelles relatives à l’intégrité territoriale, tout en affirmant une conception spécifique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Si la solution retenue par le Conseil constitutionnel repose sur une interprétation constructive des textes, sa portée et sa valeur ont néanmoins suscité des débats importants. Il convient ainsi d’analyser la consécration par le juge d’un consentement divisible à l’autodétermination (I), avant d’examiner la portée contestée d’une décision au fondement du statut particulier de Mayotte (II).
I. L’affirmation d’un consentement divisible à l’autodétermination
Pour valider le maintien de l’une des îles de l’archipel au sein de la République, le Conseil constitutionnel a procédé à une double opération interprétative. Il a d’abord étendu le champ d’application de l’article 53 de la Constitution à l’accession à l’indépendance, avant de consacrer l’île comme le cadre territorial pertinent pour l’appréciation du consentement des populations.
A. L’interprétation extensive de l’article 53 de la Constitution
Le Conseil constitutionnel fonde sa décision sur l’article 53 de la Constitution, qui dispose que « Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées ». Le juge constitutionnel en propose une lecture extensive, considérant que cet article est applicable « non seulement dans l’hypothèse où la France céderait à un État étranger ou bien acquerrait de celui-ci un territoire, mais aussi dans l’hypothèse où un territoire cesserait d’appartenir à la République pour constituer un État indépendant ou y être rattaché ».
Cette interprétation n’allait pas de soi, l’article 53 semblant à première lecture viser les modifications de frontières entre États souverains. En l’appliquant au processus d’autodétermination d’un territoire jusqu’alors sous souveraineté française, le Conseil ancre solidement le mécanisme de l’accession à l’indépendance dans le droit constitutionnel interne. Il fait de la consultation des populations une condition de validité constitutionnelle de la perte de souveraineté sur un territoire, quelle qu’en soit la modalité juridique. Ce faisant, il renforce la portée de cette disposition et la place au cœur du processus de décolonisation mené sous l’empire de la Constitution de 1958.
B. La consécration de l’île comme cadre d’appréciation du consentement
L’élément central du raisonnement du Conseil réside dans la définition qu’il retient de la notion de « territoire » et, par conséquent, de celle de « populations intéressées ». Il affirme que « l’île de Mayotte est un territoire au sens de l’article 53, dernier alinéa, de la Constitution, ce terme n’ayant pas dans cet article la même signification juridique que dans l’expression territoire d’Outre-Mer ». Par cette distinction sémantique, le juge dissocie le territoire au sens administratif et politique, qui pouvait englober l’archipel entier, du territoire au sens de l’article 53, qui constitue le périmètre pertinent pour la consultation.
Cette approche pragmatique permet de considérer chaque île comme une entité territoriale distincte dont la population est habilitée à exprimer un consentement propre. En conséquence, la volonté majoritairement exprimée sur l’ensemble de l’archipel ne peut s’imposer à une composante insulaire ayant manifesté un choix différent. Le Conseil constitutionnel fait ainsi prévaloir une conception atomisée du consentement populaire sur une vision unitaire du peuple comorien. Cette lecture garantit qu’aucune population locale ne puisse voir son destin décidé contre sa volonté, même si cette volonté est minoritaire à une échelle plus large.
II. La portée contestée d’une décision fondatrice
La solution adoptée par le Conseil constitutionnel, si elle est cohérente avec sa propre logique interprétative, n’en demeure pas moins controversée au regard du droit international. Elle constitue cependant une décision de principe qui a durablement scellé le statut de l’île de Mayotte au sein de la République française.
A. Une solution en tension avec le droit international public
La décision du Conseil constitutionnel a été critiquée pour son apparente divergence avec certains principes du droit international public, notamment le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le principe de l’intégrité territoriale dans le cadre de la décolonisation. Des instances internationales ont en effet considéré que le peuple comorien formait une entité unique et que le respect des frontières héritées de la colonisation aurait dû conduire à une accession à l’indépendance de l’archipel dans son intégralité.
Le Conseil constitutionnel écarte cependant cette perspective en affirmant avec force la primauté du cadre constitutionnel interne. Il juge que la constatation de l’appartenance de Mayotte à la République « ne peut être faite que dans le cadre de la Constitution, nonobstant toute intervention d’une instance internationale ». Cette affirmation réitère la suprématie de la Constitution dans l’ordre juridique interne et la compétence exclusive du juge constitutionnel pour interpréter les conditions dans lesquelles la France peut disposer de sa souveraineté territoriale. La décision marque ainsi une forme de souverainisme juridique face aux pressions politiques et aux normes internationales.
B. L’impact durable sur le statut de Mayotte
Au-delà des controverses, cette décision a une portée considérable en ce qu’elle constitue l’acte juridique fondateur du maintien de Mayotte dans la République française. En constitutionnalisant la nécessité d’un consentement spécifique de la population de l’île pour toute évolution statutaire la menant hors de la République, le Conseil a créé un verrou juridique puissant. Cette jurisprudence a non seulement justifié la loi de 1975, mais a également pavé la voie à l’ensemble du processus statutaire ultérieur de l’île.
Qualifiée de décision de principe, elle a servi de fondement à l’organisation de consultations ultérieures propres à Mayotte, qui ont confirmé son ancrage républicain et mené progressivement à son évolution vers le statut de département et région d’outre-mer. La solution de 1975 n’était donc pas une simple décision d’espèce liée aux circonstances particulières du référendum comorien ; elle a énoncé une règle générale et abstraite sur la divisibilité du consentement qui a eu des conséquences pérennes et structurantes pour l’organisation territoriale de la République.