Par une décision du 5 juin 1980, le Conseil constitutionnel a été amené à se prononcer sur la conformité à la Constitution de la loi d’orientation agricole. Saisi par des députés sur le fondement de l’article 61, alinéa 2, de la Constitution, le contrôle portait plus spécifiquement sur l’article 72 du texte, lequel érige l’aménagement et le développement économique de l’espace rural en priorité nationale. Cette disposition législative se contentait de définir des orientations générales, tout en renvoyant à un décret en Conseil d’État, qualifié de « directive nationale d’aménagement rural », le soin de fixer les conditions de leur application.
Les auteurs de la saisine soutenaient que le caractère général des orientations définies par le législateur, combiné au renvoi vers un acte réglementaire pour leur mise en œuvre, constituait une délégation inconstitutionnelle du pouvoir législatif au pouvoir exécutif. Ils arguaient en outre que la qualification de « directive nationale » introduisait une nouvelle catégorie d’acte juridique non prévue par la hiérarchie des normes, susceptible de porter atteinte au principe d’égalité devant la loi. La question de droit qui se posait alors au Conseil constitutionnel était de savoir si une disposition législative se limitant à fixer des objectifs généraux et renvoyant à un décret qualifié de « directive » pour en détailler l’application méconnaissait la répartition des compétences entre la loi et le règlement ainsi que le principe d’égalité.
À cette question, le Conseil constitutionnel a répondu par la négative. Il jugea que les termes généraux de la loi ne conféraient pas au pouvoir réglementaire la compétence de fixer des règles relevant du domaine législatif. Il affirma également que la dénomination de « directive » ne modifiait pas la nature juridique de l’acte, qui demeurait un décret en Conseil d’État, et qu’elle n’induisait, par elle-même, aucune rupture du principe d’égalité. La loi fut ainsi déclarée conforme à la Constitution.
Cette décision permet au Conseil d’affirmer sa conception de la répartition des compétences normatives entre le Parlement et le Gouvernement, en validant le recours par le législateur à la technique des lois d’orientation (I). Elle conduit également à clarifier la nature juridique des actes réglementaires d’application, en neutralisant la portée normative de leur dénomination (II).
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I. La validation constitutionnelle d’une loi d’orientation
Le Conseil constitutionnel consacre la normativité des objectifs fixés par le législateur (A), tout en rejetant le grief d’une incompétence négative de ce dernier (B).
A. La consécration de la portée normative des objectifs législatifs
Le Conseil examine en premier lieu le grief tiré de la généralité des termes de l’article 72 de la loi. Il considère que « la circonstance que les orientations ci-dessus mentionnées soient énoncées en des termes généraux ne saurait par elle-même conférer à l’autorité réglementaire chargée d’en déterminer les conditions d’application le pouvoir de fixer des règles ou des principes fondamentaux que la Constitution réserve à la loi ». Par cette formule, le juge constitutionnel établit une distinction fondamentale entre la fixation d’objectifs par le législateur et l’édiction de normes détaillées.
Loin de constituer une absence de norme, la définition d’une orientation ou d’une priorité nationale est en soi un acte de législateur exerçant sa compétence. Le Conseil admet ainsi que la loi puisse se borner à tracer un cadre, à définir des finalités d’intérêt général, sans pour autant entrer dans le détail des mesures d’exécution. Cette approche reconnaît une marge de manœuvre au pouvoir réglementaire pour l’application de la loi, mais une marge de manœuvre encadrée. La généralité de la loi n’équivaut pas à un blanc-seing accordé au Gouvernement.
B. Le refus d’une incompétence négative du législateur
En validant ce mode de production normative, le Conseil constitutionnel écarte implicitement mais nécessairement le moyen tiré de l’incompétence négative du législateur. Cette notion sanctionne le fait, pour le Parlement, de ne pas exercer pleinement la compétence que la Constitution lui attribue, abandonnant ainsi au pouvoir réglementaire des matières relevant du domaine de la loi. Or, en l’espèce, les députés requérants estimaient que le législateur avait précisément failli à sa mission en s’en tenant à des déclarations d’intention.
La décision du 5 juin 1980 montre que le Conseil apprécie l’incompétence négative de manière restrictive. Il ne censure pas le législateur pour avoir renvoyé au décret la fixation des « conditions d’application » de ses orientations. Cette solution pragmatique entérine une répartition fonctionnelle des tâches normatives : au législateur, la définition des principes et des buts de l’action publique ; au pouvoir réglementaire, la déclinaison technique de ces impératifs. La loi a bien exercé sa fonction en posant un principe, et le contrôle du respect du domaine de la loi se reportera, le cas échéant, sur le décret lui-même.
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II. La portée clarifiée de la nature de l’acte réglementaire d’application
Après avoir validé le contenu de la loi, le Conseil s’attache à la nature de l’acte d’application prévu, rejetant l’idée de la création d’une nouvelle catégorie d’acte juridique (A) et écartant par avance toute atteinte au principe d’égalité (B).
A. Le rejet de la création d’une nouvelle catégorie d’acte juridique
Les requérants s’inquiétaient de la qualification de l’acte réglementaire à venir, qualifié de « directive nationale d’aménagement rural ». Ils y voyaient la naissance d’une nouvelle catégorie d’actes, aux contours et au régime juridique incertains. Le Conseil balaie cette argumentation en se fondant sur une analyse substantielle plutôt que formelle. Il affirme que cette dénomination « ne retire pas à ce texte son caractère de décret en Conseil d’Etat ».
Cette affirmation est capitale car elle signifie que la nature d’un acte est déterminée par son auteur et sa procédure d’édiction, et non par le nom que le législateur choisit de lui donner. Un décret en Conseil d’État reste un décret en Conseil d’État, soumis comme tel au contrôle de légalité du juge administratif. Le Conseil constitutionnel refuse ainsi de créer une brèche dans la hiérarchie des normes et rassure sur le fait que cet acte sera justiciable selon les voies de droit commun, notamment le recours pour excès de pouvoir. Le terme « directive » est ici vidé de toute portée juridique autonome.
B. La neutralisation préventive de l’atteinte au principe d’égalité
Le dernier grief des députés concernait la potentielle violation du principe d’égalité. Selon eux, une « directive » pourrait laisser une marge d’appréciation trop importante aux autorités locales chargées de l’appliquer, créant des ruptures d’égalité entre les citoyens. Là encore, la réponse du Conseil est une conséquence logique de son raisonnement précédent. Puisque l’acte en question est un décret ordinaire, sa seule existence ne saurait menacer un principe constitutionnel.
Le Conseil juge que la qualification de directive « n’apporte par lui-même ni n’autorise aucune atteinte au principe d’égalité devant la loi ». La formule est prudente et significative : le Conseil se prononce sur la loi, et non sur le futur décret. Il indique que la loi, en tant que telle, ne porte pas en germe une violation de l’égalité. Si, ultérieurement, le décret lui-même ou les mesures prises pour son application devaient créer des différences de traitement injustifiées, ces actes pourraient être contestés devant le juge administratif. Le contrôle du respect du principe d’égalité est ainsi reporté au stade de l’application de la loi.