Par une décision rendue le 15 juillet 2025, la formation spécialisée du Conseil d’État s’est prononcée sur les limites du droit d’accès à un traitement de données à caractère personnel intéressant la sûreté de l’État. En l’espèce, un particulier, après s’être vu opposer une réponse non circonstanciée de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) à la suite de sa demande de vérification de sa présence dans un fichier de la direction du renseignement militaire, a saisi la haute juridiction. Le requérant sollicitait l’annulation du refus implicite du ministre des armées de lui communiquer les données le concernant, ainsi que l’injonction de les lui transmettre et, le cas échéant, de les rectifier ou de les effacer. Le cœur du litige portait donc sur la conciliation entre le droit à l’information et à la protection des données personnelles et les exigences du secret liées à la défense nationale. Le Conseil d’État devait ainsi préciser l’étendue de son contrôle et la nature des informations qu’il pouvait communiquer au requérant dans le cadre de la procédure spécifique applicable à ce type de contentieux.
La haute juridiction administrative rejette la requête. Elle expose sa méthode de contrôle, qui se déroule hors procédure contradictoire, en se fondant sur les éléments confidentiels transmis par l’administration et la CNIL. Le Conseil d’État indique qu’il vérifie si le demandeur figure dans le traitement concerné et, dans l’affirmative, si les données collectées sont pertinentes, adéquates et proportionnées au regard des finalités du fichier. Il précise que si aucune illégalité n’est constatée, la requête est rejetée sans autre explication. En revanche, s’il constate que les données sont « inexactes, incomplètes, équivoques ou périmées, ou dont la collecte, l’utilisation, la communication ou la conservation est interdite », il en informe le requérant et ordonne leur rectification ou leur effacement, sans toutefois révéler aucun élément couvert par le secret de la défense nationale. En l’occurrence, l’examen n’ayant révélé aucune illégalité, le recours a été écarté.
La décision établit clairement les contours d’un contrôle juridictionnel adapté aux impératifs du secret de la défense nationale (I), consacrant ainsi un équilibre pragmatique entre les prérogatives de l’État et la protection des droits individuels (II).
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I. L’aménagement d’un contrôle juridictionnel adapté au secret de la défense nationale
La solution retenue par le Conseil d’État repose sur la mise en œuvre d’une procédure dérogatoire au droit commun, justifiée par la nature des informations en jeu. Cette spécificité procédurale (A) conduit inévitablement à restreindre de manière substantielle le droit à l’information du requérant (B).
A. Une procédure dérogatoire au contradictoire
La formation spécialisée du Conseil d’État met en œuvre un mécanisme juridictionnel singulier, qui écarte le principe du contradictoire pour permettre au juge d’accéder à des informations protégées par le secret de la défense nationale. La décision rappelle que le juge administratif « se fonde sur les éléments contenus, le cas échéant, dans le traitement sans les révéler ni révéler si le requérant figure ou non dans le traitement ». Cette méthode permet au juge d’exercer un contrôle entier sur la légalité des données sans risquer de compromettre des informations sensibles. Le dialogue se noue directement entre le juge et l’administration, le requérant étant tenu à l’écart des éléments essentiels qui fondent l’instruction.
Ce faisant, le Conseil d’État agit comme un tiers de confiance, interposé entre l’individu et l’appareil étatique. Il se porte garant du respect du droit dans une sphère où la transparence est par définition exclue. L’examen porte non seulement sur l’existence de données relatives au requérant, mais également sur leur légalité intrinsèque : leur pertinence, leur exactitude et le respect des finalités assignées au fichier. Cette investigation approfondie, qui peut conduire le juge à relever d’office un moyen, constitue la contrepartie de l’absence de débat contradictoire, offrant ainsi une garantie de fond au justiciable.
B. Un droit à l’information nécessairement restreint pour le requérant
La conséquence directe de cette procédure spéciale est la limitation drastique des informations communiquées au requérant. La décision est particulièrement explicite sur ce point en affirmant que si le contrôle ne révèle aucune irrégularité, la formation de jugement « rejette les conclusions du requérant sans autre précision ». Le silence gardé par la juridiction est donc la confirmation de l’absence d’illégalité décelée, que le requérant soit ou non fiché. Cette solution, si elle peut paraître frustrante, est la seule compatible avec l’impératif de ne jamais confirmer ni infirmer l’existence d’une surveillance ou d’un fichage.
Le droit d’accès se transforme ainsi en un simple droit à la vérification par un juge. Le requérant n’obtient une information positive que dans l’hypothèse où une illégalité est constatée. Même dans ce cas, l’information reste minimale, puisque le juge se contente de notifier au requérant que des données illicites ont été trouvées et qu’une rectification ou un effacement a été ordonné. La décision souligne en effet que cette information est donnée « sans faire état d’aucun élément protégé par le secret de la défense nationale », ce qui préserve l’intégrité du secret. La procédure aboutit donc à une alternative binaire pour le requérant : soit un rejet non motivé, soit la notification d’une correction sans détails.
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II. La consécration d’un équilibre entre prérogatives étatiques et droits individuels
Au-delà de son aspect technique, la décision met en lumière la recherche d’un point d’équilibre entre la protection de la sûreté de l’État et la garantie des libertés fondamentales. Elle valide ainsi un modèle de contrôle juridictionnel spécifique (A) dont la portée est de légitimer l’existence de ces fichiers de renseignement par l’encadrement de leur usage (B).
A. La validation d’un contrôle juridictionnel en aveugle
En rejetant la requête au motif qu’aucune illégalité n’a été découverte, tout en précisant que le requérant « ne peut utilement se prévaloir de l’absence de motivation de la décision qu’il conteste », le Conseil d’État assume pleinement le caractère opaque de sa décision pour le justiciable. Cette forme de contrôle « en aveugle » du point de vue du citoyen est présentée comme une garantie suffisante au regard des droits fondamentaux. La décision écarte d’ailleurs toute contrariété avec les stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, notamment son article 8 garantissant le droit au respect de la vie privée et familiale.
L’appréciation de la valeur de cette solution est ambivalente. D’une part, elle offre un recours juridictionnel là où il n’en existait aucun auparavant, soumettant les fichiers les plus sensibles de l’État à un contrôle de légalité. D’autre part, elle laisse le requérant dans une incertitude totale, ne lui permettant jamais de savoir s’il fait l’objet d’une surveillance. Le mécanisme, bien que pragmatique, teste les limites du droit à un recours effectif, car l’absence de motivation et d’éléments factuels empêche le requérant de contester utilement la décision du juge lui-même. La confiance dans l’institution judiciaire devient la clé de voûte de l’acceptabilité d’un tel système.
B. La portée de la décision : un renforcement de la légitimité des fichiers de renseignement
En définissant avec une telle clarté sa méthodologie, le Conseil d’État ne se contente pas de régler un cas d’espèce ; il réaffirme et consolide le cadre dans lequel s’exercent les activités de renseignement. La décision a pour portée de renforcer la légitimité de ces traitements de données en démontrant qu’ils ne sont pas situés dans une zone de non-droit. L’existence d’un juge spécialisé, doté de pouvoirs d’investigation étendus et capable de sanctionner les illégalités, offre une caution démocratique à des outils par nature secrets.
Cette jurisprudence s’inscrit dans un mouvement plus large de judiciarisation du renseignement, où le juge administratif, et en particulier sa formation spécialisée, se voit confier un rôle central de gardien des équilibres. La solution retenue est un compromis. Elle ne sacrifie ni totalement les droits individuels sur l’autel de la raison d’État, ni la sécurité nationale aux exigences de la transparence. Elle constitue une illustration de la capacité du droit administratif à forger des solutions sur mesure pour encadrer l’action de l’État dans ses domaines les plus régaliens, tout en assurant une protection, bien que limitée, aux citoyens.