Par une décision rendue le 20 décembre 2024, la formation spécialisée du Conseil d’État a précisé les modalités du contrôle juridictionnel exercé sur les traitements de données intéressant la sûreté de l’État. En l’espèce, une personne physique avait sollicité l’accès aux données la concernant qui seraient susceptibles de figurer dans le fichier N-SIS II, une composante du système d’information Schengen. Face au refus qui lui a été opposé par le ministre de l’intérieur et des outre-mer, cette personne a saisi la haute juridiction administrative d’un recours pour excès de pouvoir. Parallèlement, elle a exercé son droit d’accès indirect auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui a procédé aux vérifications nécessaires sans toutefois lui communiquer d’informations sur le contenu du fichier. Le ministre et la Commission ont transmis au Conseil d’État les éléments relatifs à la situation de la requérante, mais ces pièces n’ont pas été communiquées à cette dernière en raison du secret attaché à la défense nationale. Le Conseil d’État était ainsi conduit à déterminer la nature et l’étendue de son office lorsqu’il est saisi d’un recours contre un refus d’accès à des données contenues dans un fichier intéressant la sûreté de l’État, dans le cadre d’une procédure dérogatoire au principe du contradictoire. À cette question, la haute juridiction répond en rejetant la requête, après avoir procédé à un examen confidentiel des éléments qui lui ont été transmis et avoir jugé qu’« aucune illégalité n’a été relevée ».
Cette décision illustre le régime procédural spécifique applicable au contentieux des fichiers de sécurité nationale, qui conduit le juge administratif à exercer un contrôle adapté. Il convient ainsi d’examiner la mise en œuvre de cette procédure dérogatoire au droit commun (I), avant d’analyser la portée de la solution qui recherche un équilibre entre la protection des données et la sûreté de l’État (II).
I. L’exercice d’un contrôle juridictionnel adapté au secret
Le contentieux de l’accès aux fichiers intéressant la sûreté de l’État obéit à des règles procédurales particulières qui dérogent au principe du contradictoire, ce qui encadre strictement la décision de rejet du juge en l’absence d’irrégularité.
A. La mise en œuvre d’une procédure dérogatoire au contradictoire
Le Conseil d’État rappelle le cadre légal et réglementaire de son intervention, tel que défini par le code de justice administrative. La procédure se distingue fondamentalement par son caractère non contradictoire, une exception justifiée par la nécessité de préserver le secret de la défense nationale. En application de l’article R. 773-20 du code de justice administrative, les mémoires et pièces produits par l’administration ne sont que partiellement communiqués au requérant. Sont ainsi soustraites à la communication les informations qui « confirment ou infirment la mise en œuvre d’une technique de renseignement à l’égard du requérant » ou qui « révèlent que le requérant figure ou ne figure pas dans le traitement ». Cette opacité place le juge dans une position centrale et inquisitoriale. Il devient le seul destinataire de l’intégralité des informations, se fondant sur des éléments que le justiciable ne peut ni connaître ni discuter. La décision précise que le ministre et la CNIL ont effectivement communiqué leurs éléments « dans les conditions prévues à l’article R. 773-20 du code de justice administrative », actant ainsi le déroulement de cette procédure secrète.
B. Une solution de rejet en l’absence d’illégalité constatée
La haute juridiction expose ensuite la méthodologie de son contrôle. Son office consiste à vérifier, sur la base des éléments confidentiels, si le requérant figure dans le fichier et, dans l’affirmative, si les données sont pertinentes, adéquates et proportionnées. Le juge peut soulever d’office tout moyen pour apprécier la légalité de l’inscription. La décision énonce clairement les deux issues possibles de ce contrôle. Soit une illégalité est constatée, et dans ce cas la formation de jugement « en informe le requérant, sans faire état d’aucun élément protégé par le secret de la défense nationale », avant d’ordonner la rectification ou l’effacement. Soit aucune illégalité n’est décelée, et le juge « rejette les conclusions du requérant sans autre précision ». En l’espèce, le Conseil d’État conclut que son examen n’a révélé « aucune illégalité », ce qui entraîne mécaniquement le rejet de la requête. Cette absence de motivation sur le fond de l’affaire est la conséquence directe de la procédure spéciale et protège l’objet même du secret.
Cette méthodologie de contrôle, si elle répond à la nécessité de protéger des informations sensibles, interroge sur l’équilibre ménagé entre les prérogatives de l’État et les droits des administrés.
II. La recherche d’un équilibre entre la protection des données et la sûreté de l’État
La solution retenue par le Conseil d’État consacre l’existence d’un droit au juge effectif malgré l’opacité de la procédure, bien que cette garantie demeure nécessairement limitée pour le justiciable.
A. La consécration d’un droit au juge malgré l’opacité
La procédure décrite, bien que restrictive, matérialise une voie de recours juridictionnel là où l’action administrative est par nature secrète. En se voyant confier le soin d’accéder à l’ensemble des informations et de contrôler la légalité des données, le juge administratif agit comme un tiers de confiance. Il se substitue au requérant pour exercer un contrôle que ce dernier est empêché de mener. La décision réaffirme ainsi qu’un contrôle de proportionnalité est bien opéré, notamment au regard de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Le juge vérifie si l’atteinte potentielle au droit au respect de la vie privée et familiale est justifiée par les finalités de sûreté de l’État. L’intervention de la formation spécialisée constitue donc une garantie fondamentale, assurant que l’action de l’administration dans le domaine de la sécurité nationale ne s’exerce pas hors de tout contrôle et demeure soumise au respect de l’État de droit.
B. Une garantie limitée pour le justiciable
Toutefois, la portée de ce contrôle apparaît limitée du point de vue du requérant. Celui-ci est laissé dans une incertitude totale, non seulement sur les raisons du refus initial, mais également sur le fait de savoir s’il est ou non fiché. La décision de rejet, faute de motivation sur le fond, ne lui apporte aucune information exploitable. Il ne peut qu’acter le fait qu’un juge a procédé à une vérification, sans en connaître ni la teneur ni le résultat précis. Cette situation pose la question de l’effectivité du recours pour l’individu, qui ne dispose d’aucun élément pour comprendre sa situation. La décision commentée confirme que la protection de la sûreté de l’État prime sur le droit à l’information et le droit à un procès pleinement contradictoire. L’équilibre recherché penche donc nettement en faveur des impératifs de sécurité, reléguant au second plan les droits individuels d’accès et de rectification, qui ne peuvent être exercés que par la médiation exclusive et secrète du juge administratif.