En présence d’un acte réglementaire contesté, la voie du référé-suspension prévue à l’article L. 521-1 du code de justice administrative est conditionnée à la recevabilité de la requête au fond. Par une ordonnance du 16 septembre 2025, le juge des référés du Conseil d’État a été amené à se prononcer sur l’articulation entre une demande de suspension et une requête principale visant, non à l’annulation, mais à l’abrogation d’un arrêté.
En l’espèce, un requérant a saisi le juge des référés d’une demande de suspension de l’exécution d’un arrêté du 24 juillet 2015 listant les documents nécessaires pour attester d’un taux d’incapacité permanente. Il soutenait que la condition d’urgence était remplie en raison de sa situation de précarité et qu’il existait un doute sérieux sur la légalité de l’acte, qui créerait une différence de traitement injustifiée entre les assurés. Cette procédure en référé était jointe à une requête au fond, enregistrée séparément, par laquelle il demandait à titre principal l’abrogation de ce même arrêté. Saisi sur le fondement de l’article R. 122-12 du code de justice administrative, le président de la section du contentieux a rejeté la demande par ordonnance, sans instruction ni audience. La question se posait de savoir si une demande de suspension peut être accueillie lorsque la requête au fond à laquelle elle se rattache est entachée d’une irrecevabilité manifeste. Le Conseil d’État juge que la requête en référé-suspension, accessoire à la requête au fond, ne peut qu’être rejetée dès lors que les conclusions de cette dernière, tendant à titre principal à l’abrogation de l’arrêté, sont irrecevables.
Cette solution, bien que procédurale, rappelle la distinction fondamentale entre les offices du juge de l’excès de pouvoir et la nécessaire cohérence entre la procédure principale et la procédure de référé qui en dépend. Il convient ainsi d’analyser la confirmation du caractère irrecevable d’une demande principale d’abrogation (I), avant d’en examiner les conséquences inéluctables sur la demande de suspension (II).
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I. La réaffirmation de l’irrecevabilité d’une demande d’abrogation à titre principal
La décision du juge des référés se fonde entièrement sur une règle bien établie du contentieux administratif, qui distingue rigoureusement les demandes d’annulation et d’abrogation (A), et qui impose au requérant de ne pas se méprendre sur la nature de sa saisine (B).
A. La distinction fonctionnelle entre annulation et abrogation
Le raisonnement de l’ordonnance repose sur une distinction cardinale en droit administratif contentieux. L’annulation d’un acte administratif, prononcée par le juge de l’excès de pouvoir, sanctionne une illégalité existant à la date de sa signature et entraîne sa disparition rétroactive de l’ordonnancement juridique. L’abrogation, quant à elle, met fin pour l’avenir aux effets d’un acte, légal ou non à son origine, et relève en principe de la compétence de l’autorité administrative qui l’a édicté. Le juge administratif peut être saisi de conclusions tendant à l’abrogation d’un règlement, mais seulement dans une hypothèse précise.
C’est ce que l’ordonnance rappelle avec force en son deuxième considérant, en affirmant que le juge de l’excès de pouvoir peut connaître de conclusions tendant à l’abrogation d’un acte réglementaire « au motif d’une illégalité résultant d’un changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à son édiction ». Cette compétence est cependant encadrée : une telle demande ne peut être présentée qu’à titre subsidiaire d’une demande principale d’annulation. En conséquence, la règle est clairement posée : « des conclusions à fin d’abrogation, lorsqu’elles sont présentées à titre principal, sont irrecevables ».
B. La sanction du mauvais aiguillage de la requête au fond
En l’espèce, le requérant avait saisi le juge au fond d’une demande visant, « à titre principal, à l’abrogation de l’arrêté contesté ». Ce choix procédural s’est avéré fatal pour sa démarche. En ne sollicitant pas en premier lieu l’annulation de l’acte pour une illégalité originelle, mais directement son abrogation pour l’avenir, le requérant a méconnu les conditions de saisine du juge de l’excès de pouvoir. Celui-ci ne peut se substituer à l’administration pour décider de l’opportunité de faire cesser les effets d’un règlement, sauf si une illégalité nouvelle est apparue.
Le juge, en constatant cette erreur dans la formulation des conclusions de la requête principale, n’avait d’autre choix que de la considérer comme « manifestement irrecevable ». Cette irrecevabilité, qui frappe la requête au fond, produit par un effet mécanique et inéluctable une conséquence directe sur la procédure de référé qui lui était adjointe. C’est tout le sens du lien de dépendance qui unit la procédure d’urgence à l’instance principale.
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II. La portée de l’irrecevabilité de la requête au fond sur le référé-suspension
L’ordonnance illustre parfaitement le caractère accessoire du référé-suspension (A), dont le sort est intimement lié à celui de la requête principale, et confirme la fonction de régulation procédurale assumée par le juge des référés (B).
A. Le caractère nécessairement accessoire du référé-suspension
L’article L. 521-1 du code de justice administrative est explicite : la suspension de l’exécution d’une décision administrative ne peut être prononcée que si le requérant a justifié « d’une requête en annulation ou en réformation ». La procédure de référé n’est donc pas autonome ; elle est un incident au sein d’une instance principale qui vise à trancher définitivement la légalité de l’acte. La suspension n’a de sens que dans l’attente d’un jugement au fond qui pourrait, potentiellement, anéantir la décision contestée.
Dans la présente affaire, le juge constate que la requête au fond est vouée à l’échec pour un motif de pure procédure. Dès lors, il ne saurait y avoir de « doute sérieux » sur la légalité de l’acte à examiner, puisque le juge du fond ne sera jamais en mesure de l’examiner. Le lien logique est implacable, comme le souligne l’ordonnance : « dès lors que ses conclusions présentées dans sa requête en annulation (…) sont irrecevables, sa requête en référé suspension (…) ne peut être que rejetée ». L’accessoire suit le principal, et la chute du principal entraîne nécessairement celle de l’accessoire.
B. L’office régulateur du juge des référés
Cette décision, rendue par une ordonnance du président de la section du contentieux, met en lumière une fonction pragmatique du juge des référés. Au-delà de sa mission de protection des libertés ou de sauvegarde des droits des administrés face à l’urgence, il agit également comme un filtre procédural. En purgeant le prétoire des requêtes manifestement mal fondées ou irrecevables dès le stade du référé, il assure une bonne administration de la justice et évite l’encombrement des formations de jugement par des affaires sans issue.
La solution n’est pas novatrice sur le fond du droit mais constitue une décision d’espèce qui revêt une portée pédagogique certaine. Elle rappelle aux justiciables et à leurs conseils que la rigueur dans la formulation des conclusions est une condition substantielle de l’accès au juge. Le formalisme du contentieux administratif, parfois perçu comme une contrainte, apparaît ici comme le garant de la cohérence des procédures et de la délimitation stricte des compétences respectives de l’administration et du juge.