Par une ordonnance du 28 juillet 2025, le juge des référés du Conseil d’État a été amené à se prononcer sur les conditions de mise en œuvre de la procédure de référé-suspension. En l’espèce, une société spécialisée dans le développement de solutions de covoiturage avait construit son modèle économique sur un dispositif d’incitation administrative matérialisé par une fiche d’opération standardisée d’économie d’énergie. Un arrêté ministériel du 28 décembre 2024 a toutefois supprimé ce mécanisme avec un effet différé au 31 janvier 2025, affectant directement les sources de revenus de l’entreprise.
La société requérante a d’abord formé un recours gracieux auprès des ministres compétents afin d’obtenir le retrait, l’abrogation ou la modification de cet arrêté. Le silence gardé par l’administration a fait naître une décision implicite de rejet. C’est dans ce contexte que la société a saisi le juge des référés du Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, d’une demande de suspension de l’exécution de cette décision de rejet. Elle invoquait une atteinte grave et immédiate à ses intérêts ainsi qu’un doute sérieux quant à la légalité de la suppression du dispositif. Le problème de droit soumis au juge consistait à déterminer si les difficultés financières alléguées par une entreprise, consécutives à la suppression d’un avantage public sur lequel reposait son activité, suffisaient à caractériser la condition d’urgence exigée pour la suspension d’un acte administratif.
Le juge des référés rejette la requête au motif que la condition d’urgence n’est pas remplie, les pièces versées au dossier n’établissant pas la réalité de l’atteinte grave et immédiate portée à la situation financière de la société. Cette décision illustre la rigueur avec laquelle le juge des référés apprécie la condition d’urgence (I), tout en rappelant la portée limitée de son office à l’égard des opérateurs économiques dont l’activité dépend d’incitations publiques (II).
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I. La rigoureuse appréciation de la condition d’urgence en matière de référé-suspension
Le juge des référés, par cette ordonnance, réaffirme son contrôle strict de la condition d’urgence, en faisant peser sur le requérant la charge d’une preuve circonstanciée de l’atteinte à ses intérêts (A). Le défaut de satisfaction de cette première exigence procédurale le conduit logiquement à écarter l’examen des moyens de fond soulevés par la société (B).
A. Le caractère déterminant de la preuve d’une atteinte grave et immédiate
La procédure de référé-suspension est subordonnée à deux conditions cumulatives : l’urgence et l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée. L’urgence s’apprécie au regard de la gravité et de l’immédiateté de l’atteinte qu’une décision administrative porte à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre. En l’espèce, le juge examine avec une attention particulière les justifications apportées par la société pour soutenir que sa pérennité même est menacée.
Le Conseil d’État constate que les arguments avancés, bien que sérieux en apparence, ne sont pas étayés par des éléments suffisamment probants. Il relève que « les éléments qu’elle produit, notamment le document intitulé « tableau de trésorerie », qui n’est assorti d’aucune explication, et le document intitulé « compte rendu – plan de restructuration », ne permettent pas d’établir l’ampleur de la perte de recettes alléguée au regard de l’ensemble de l’activité de la société, ni l’impact potentiel de la décision contestée sur sa situation financière dans des conditions caractérisant une atteinte grave et immédiate à ses intérêts ». Cette motivation souligne que l’allégation d’un préjudice, même économique, ne suffit pas. Le requérant doit fournir une démonstration précise et chiffrée permettant au juge d’apprécier objectivement l’imminence et la gravité du dommage.
B. La mise à l’écart de l’examen du doute sérieux sur la légalité
Le caractère cumulatif des conditions posées par l’article L. 521-1 du code de justice administrative offre au juge des référés une méthode de raisonnement séquentielle. S’il estime que l’une des deux conditions n’est pas remplie, il peut rejeter la requête sans avoir à se prononcer sur l’autre. La présente décision en est une parfaite illustration, le juge s’appuyant sur l’article L. 522-3 du même code qui l’autorise à rejeter par une ordonnance motivée les demandes manifestement mal fondées, notamment lorsque l’urgence fait défaut.
L’ordonnance précise ainsi que « sans qu’il soit besoin de se prononcer sur l’existence de moyens propres à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée, la requête de la société (…) doit être rejetée ». Cette approche procédurale permet au juge de statuer rapidement sans préjuger de la solution qui sera apportée au litige principal par la formation de jugement au fond. Elle a cependant pour conséquence de laisser sans réponse, au stade du référé, les nombreux moyens de légalité soulevés par la requérante, tirés notamment de la violation des principes de sécurité juridique, de confiance légitime ou de non-régression en matière environnementale.
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II. La portée de la décision à l’égard des opérateurs économiques dépendants d’incitations publiques
Au-delà de son aspect technique, la décision commentée met en lumière la situation des entreprises dont le modèle économique repose sur des dispositifs réglementaires par nature évolutifs (A). Elle confirme par ailleurs la retenue du juge des référés, qui se garde d’intervenir dans les choix de politique économique et environnementale de l’administration (B).
A. La précarité des modèles économiques fondés sur un dispositif réglementaire
Cette affaire met en exergue la vulnérabilité d’un modèle d’affaires entièrement construit sur une incitation publique. La société requérante avait fondé sa stratégie de développement sur le maintien du dispositif des certificats d’économies d’énergie pour le covoiturage. Sa suppression par l’administration, bien que contestée, révèle le risque inhérent à une telle dépendance. En se montrant exigeant sur la preuve de l’urgence, le juge rappelle implicitement que les aides et incitations publiques ne constituent pas des droits acquis pour leurs bénéficiaires.
Les entreprises qui prospèrent grâce à ces mécanismes doivent intégrer dans leur stratégie la possibilité de leur révision ou de leur suppression. Les principes de sécurité juridique et de confiance légitime, bien que fondamentaux, ne sauraient garantir la pérennité d’une législation économique et fiscale. L’administration doit pouvoir adapter ses politiques publiques aux circonstances nouvelles et aux objectifs qu’elle se fixe, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir qui statuera au fond sur la légalité de l’arrêté de suppression. La décision de référé ne fait que retarder cette analyse au profit d’une gestion pragmatique de l’urgence.
B. Le rappel de l’office limité du juge des référés face aux choix de politique économique
En se concentrant exclusivement sur le défaut de preuve de l’urgence, le juge des référés évite de se positionner sur l’opportunité de la politique gouvernementale en matière d’économies d’énergie. La requérante soulevait des questions de fond importantes, relatives à l’impact positif du covoiturage, à la contribution du dispositif aux objectifs environnementaux et à la conformité de sa suppression avec le droit européen et la Charte de l’environnement. Ces arguments relèvent davantage d’un débat sur la légalité et le bien-fondé de la décision administrative.
L’office du juge du référé-suspension n’est pas de se substituer à l’administration pour évaluer les mérites comparés de différentes politiques publiques. Sa mission est de prévenir un préjudice irréversible qui résulterait de l’exécution d’une décision manifestement illégale en apparence. En l’absence d’une démonstration convaincante d’un tel préjudice, le juge choisit de ne pas interférer avec l’action administrative, renvoyant l’examen approfondi des choix politiques et de leur cadre juridique à la formation de jugement au fond.