Par une ordonnance du 6 juin 2025, le juge des référés du Conseil d’État a précisé la répartition des compétences entre l’État et le département en matière d’hébergement d’urgence pour les mères isolées accompagnées d’enfants en bas âge. En l’espèce, une mère et sa fille de moins de trois ans se sont retrouvées sans solution de logement suite à la décision du président du conseil départemental de mettre fin à leur prise en charge au titre de l’aide sociale à l’enfance. Le département estimait que la condition de « mère isolée » n’était plus remplie en raison de la présence en France du père de l’enfant. La requérante a saisi en urgence le juge administratif, d’abord à Toulouse puis en appel devant le Conseil d’État, afin qu’il soit enjoint à l’administration de leur procurer un hébergement. Le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse avait rejeté sa demande. Devant le juge des référés du Conseil d’État, la requérante soutenait qu’une atteinte grave et manifestement illégale était portée à son droit à l’hébergement d’urgence, arguant que sa situation relevait de la compétence du département. Le département contestait l’urgence et le bien-fondé de la demande, tandis que l’État, par la voix de la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement, soutenait que la prise en charge incombait au département.
Le problème de droit consistait à déterminer quelle autorité, de l’État ou du département, est principalement responsable de l’hébergement d’urgence d’une mère sans domicile avec son enfant de moins de trois ans. Le juge des référés du Conseil d’État annule l’ordonnance du premier juge et tranche en faveur d’une compétence de principe du département. Il considère que si l’État est compétent pour l’hébergement d’urgence de droit commun, les dispositions spécifiques du code de l’action sociale et des familles attribuent au service de l’aide sociale à l’enfance la mission de prendre en charge les mères isolées avec leurs enfants de moins de trois ans, y compris pour leur hébergement. L’intervention de l’État ne peut donc être que supplétive, en cas de défaillance du département. Cette décision réaffirme la primauté de la compétence départementale en matière de protection de l’enfance (I), tout en assurant l’effectivité de cette protection par une appréciation concrète de la situation des personnes (II).
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I. La clarification de la hiérarchie des compétences en matière d’hébergement
Le juge des référés du Conseil d’État opère une distinction claire entre les régimes de droit commun et les régimes spéciaux, affirmant la compétence principale du département en vertu du droit de la protection de l’enfance (A), et reléguant l’intervention de l’État à un rôle purement subsidiaire (B).
A. La primauté de la compétence départementale pour la protection de l’enfance
Le juge rappelle que le code de l’action sociale et des familles a confié au département une mission spécifique de protection de l’enfance, qui prime sur les dispositifs plus généraux. Il se fonde sur l’article L. 222-5 de ce code, qui dispose que sont prises en charge par le service de l’aide sociale à l’enfance « les femmes enceintes et les mères isolées avec leurs enfants de moins de trois ans qui ont besoin d’un soutien matériel et psychologique, notamment parce qu’elles sont sans domicile ». En interprétant cette disposition, l’ordonnance établit que cette prise en charge n’est pas limitée à un soutien financier ou moral, mais « inclut l’hébergement, le cas échéant en urgence ».
Cette solution consacre une application de l’adage *specialia generalibus derogant* : la loi spéciale relative à la protection de la petite enfance déroge à la loi générale sur l’hébergement d’urgence. Alors que l’État, via le représentant de l’État dans le département, organise le dispositif de veille sociale et d’hébergement d’urgence pour toute personne en situation de détresse, le département se voit attribuer une responsabilité ciblée et renforcée envers un public jugé particulièrement vulnérable. La décision souligne ainsi que l’obligation du département n’est pas une simple faculté mais une compétence de principe, dont il ne peut se décharger sur l’État.
B. Le caractère supplétif de l’obligation d’hébergement de l’État
En contrepartie de cette affirmation de la compétence départementale, l’ordonnance définit le rôle de l’État. Celui-ci n’est pas totalement exonéré de toute responsabilité, mais son intervention est qualifiée de « supplétive ». Le juge précise que l’État ne pourrait légalement refuser un hébergement d’urgence à une mère et son enfant « au seul motif qu’il incombe en principe au département d’assurer leur prise en charge ». Toutefois, cette intervention ne se justifie que « dans l’hypothèse où le département n’aurait pas accompli les diligences qui lui reviennent ».
Cette hiérarchisation des interventions est essentielle pour éviter les situations de déni de droit où chaque administration se renverrait la responsabilité de la prise en charge. Le juge du référé-liberté établit un mécanisme de garantie : le département est le premier obligé, mais l’État constitue un filet de sécurité ultime en cas de carence avérée de celui-ci. La décision rejette ainsi logiquement les conclusions dirigées contre l’État, dès lors que la responsabilité principale du département est établie et que l’injonction est prononcée à son encontre.
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II. L’appréciation concrète de la situation de vulnérabilité, garantie d’une protection effective
Au-delà de la question de compétence, le juge des référés se distingue par une approche pragmatique de la situation de la requérante, en procédant à une analyse matérielle de la notion de « mère isolée » (A), ce qui renforce l’efficacité de la procédure du référé-liberté comme outil de sauvegarde des droits fondamentaux (B).
A. L’analyse matérielle de la notion de « mère isolée »
Le département justifiait la fin de la prise en charge par le fait que la requérante ne pouvait être considérée comme « isolée », le père de l’enfant étant présent sur le territoire national et ayant manifesté l’intention de contribuer à son entretien. Le juge des référés ne s’arrête pas à cette analyse formelle. Il examine la situation concrète du père et constate qu’il est « lui-même sans domicile fixe », qu’il « n’occupe pas d’emploi rémunéré » et ne verse que des « aides financières d’un faible montant ».
Le juge en déduit que le père ne dispose pas des ressources suffisantes pour subvenir aux besoins de la mère et de l’enfant, ni pour les loger. Par cette approche factuelle et matérielle, le Conseil d’État donne son plein sens à la notion d’isolement, qui ne s’entend pas d’une absence de lien familial mais d’une absence de soutien effectif. Une mère est considérée comme isolée au sens du code de l’action sociale et des familles dès lors qu’elle est seule, en pratique, à assumer la charge de son enfant. Cette interprétation finaliste garantit que la protection légale bénéficie bien aux personnes qui en ont matériellement besoin.
B. L’efficacité du référé-liberté pour la sauvegarde du droit à l’hébergement
Cette décision illustre la capacité du juge du référé-liberté à apporter une réponse rapide et concrète à une situation portant une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. En l’espèce, le droit à l’hébergement d’urgence, rattaché au respect de la dignité de la personne humaine et à la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant, était directement menacé. L’ordonnance ne se contente pas d’annuler la décision du premier juge, mais prononce une injonction claire et immédiate.
Il est ordonné au département de « reprendre en charge Mme B… et sa fille » et d’« assurer sans délai leur hébergement ». Cette mesure positive et contraignante est le propre de l’office du juge du référé-liberté, qui peut prescrire toute mesure nécessaire à la sauvegarde de la liberté menacée. Le fait que le juge n’ait pas jugé utile d’assortir son injonction d’une astreinte témoigne d’une confiance dans l’exécution de sa décision par l’administration, tout en réservant la possibilité d’en prononcer une ultérieurement en cas de résistance. La rapidité de la procédure et la force de l’injonction font du référé-liberté un instrument décisif pour la protection des plus vulnérables.