Par une ordonnance en date du 6 mars 2025, le juge des référés du Conseil d’État a été amené à se prononcer sur les conditions de mise en œuvre du droit à l’hébergement d’urgence au profit de ressortissants étrangers sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français.
En l’espèce, une famille de nationalité étrangère, composée d’un couple et de leur enfant mineur, s’est vue refuser le bénéfice d’un hébergement d’urgence par l’autorité préfectorale. Les demandes d’asile des parents avaient été définitivement rejetées et tous deux faisaient l’objet d’une obligation de quitter le territoire français notifiée quelques mois auparavant. Saisissant le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, la famille a sollicité qu’il soit enjoint au préfet de leur fournir une solution d’hébergement. Le juge de première instance a rejeté leur demande, estimant que leur situation ne révélait pas une carence caractérisée de l’État constitutive d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Les requérants ont alors interjeté appel de cette ordonnance devant le juge des référés du Conseil d’État, soutenant notamment que l’intérêt supérieur de leur enfant, âgé de trois ans et souffrant de pathologies, justifiait une prise en charge en urgence.
Il était ainsi demandé au juge des référés du Conseil d’État de déterminer si le refus de l’administration de fournir un hébergement d’urgence à une famille de ressortissants étrangers, faisant l’objet d’une mesure d’éloignement et accompagnée d’un enfant en bas âge, constituait, en l’absence de circonstances exceptionnelles dûment établies, une carence caractérisée de nature à porter une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
Le Conseil d’État rejette la requête. Il juge que les appelants n’apportent aucun élément sérieux de nature à remettre en cause l’appréciation du premier juge. Celui-ci avait légitimement considéré que les étrangers faisant l’objet d’une mesure d’éloignement n’ont pas vocation à demeurer sur le territoire et ne peuvent prétendre à un hébergement d’urgence qu’en cas de circonstances exceptionnelles. Or, en l’espèce, de telles circonstances n’étaient pas suffisamment démontrées, notamment au regard du caractère jugé imprécis des éléments médicaux concernant l’enfant et de la saturation du dispositif d’accueil.
La solution rendue par le Conseil d’État s’inscrit dans une jurisprudence constante qui encadre strictement les conditions d’intervention du juge du référé-liberté en matière de droit à l’hébergement. Elle confirme une conception exigeante de la carence de l’État (I), tout en procédant à une appréciation rigoureuse des circonstances de l’espèce qui interroge sur la place accordée à l’intérêt supérieur de l’enfant (II).
I. La confirmation d’une conception exigeante de la carence de l’État en matière d’hébergement d’urgence
Le juge des référés du Conseil d’État fonde sa décision sur une approche jurisprudentielle bien établie, qui limite son intervention aux situations les plus graves. Il rappelle ainsi le caractère subsidiaire de son contrôle (A) avant d’appliquer un critère de prise en charge renforcé pour les étrangers en situation irrégulière (B).
A. Le rappel du caractère subsidiaire de l’intervention du juge du référé-liberté
La décision commentée réaffirme que le droit à l’hébergement d’urgence, bien que constituant une liberté fondamentale, ne saurait ouvrir droit à une prise en charge automatique. Le juge administratif ne peut ordonner une mesure sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative que si une double condition est remplie : une atteinte grave et une illégalité manifeste. En matière d’hébergement d’urgence, la jurisprudence a précisé que cette double condition n’est satisfaite qu’en présence d’une « carence caractérisée des autorités de l’État ». Cette notion implique que le juge ne se contente pas de constater l’absence de solution d’hébergement pour une personne en détresse. Il doit au contraire vérifier si l’administration, au regard de l’ensemble des circonstances, a failli à sa mission de manière flagrante.
Dans son office, le juge prend en compte plusieurs facteurs, tels que les diligences accomplies par les services de l’État, les moyens dont dispose l’administration, et la situation particulière du demandeur. L’ordonnance rappelle cette méthodologie en précisant que le juge doit tenir compte « de l’âge, de l’état de santé et de la situation de famille de la personne intéressée ». Cette approche pragmatique conduit le juge à ne pas se substituer à l’administration dans la gestion du dispositif d’hébergement, mais à ne sanctionner que les manquements les plus évidents. La décision s’inscrit donc dans une logique de retenue, où le juge du référé-liberté agit comme le garant ultime du droit à l’hébergement, mais seulement face à une inertie administrative injustifiable.
B. L’application d’un critère renforcé pour les étrangers en situation irrégulière
L’ordonnance applique avec rigueur la distinction opérée par la jurisprudence entre les personnes ayant vocation à se maintenir sur le territoire et celles qui n’ont plus ce droit. Pour ces dernières, le bénéfice de l’hébergement d’urgence est soumis à des conditions plus strictes. Le Conseil d’État énonce clairement que les ressortissants étrangers sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français « n’ayant pas vocation à bénéficier du dispositif d’hébergement d’urgence », une carence de l’État ne peut être caractérisée qu’« en cas de circonstances exceptionnelles ». Le principe est donc celui d’une exclusion de ces personnes du dispositif, sauf situation tout à fait particulière.
La décision précise la nature de ces circonstances, en visant notamment « l’existence d’un risque grave pour la santé ou la sécurité d’enfants mineurs, dont l’intérêt supérieur doit être une considération primordiale ». Ce faisant, le juge administratif admet que la présence d’enfants peut constituer une circonstance exceptionnelle. Toutefois, il ne s’agit pas d’une présomption irréfragable. Il appartient aux requérants de démontrer la réalité d’un risque d’une gravité suffisante pour justifier une dérogation au principe. L’existence d’un recours suspensif contre la mesure d’éloignement est jugée sans incidence sur cette appréciation, le juge considérant que ce recours ne modifie pas le fait que les intéressés n’ont plus vocation à demeurer sur le sol national.
Si le cadre juridique ainsi rappelé s’inscrit dans une logique jurisprudentielle bien établie, son application en l’espèce révèle une approche particulièrement stricte, qui conduit à questionner l’appréciation concrète des faits par le juge.
II. Une appréciation rigoureuse des circonstances de l’espèce au détriment de l’intérêt de l’enfant
En confirmant l’ordonnance du juge toulousain, le Conseil d’État valide une interprétation restrictive de la notion de circonstances exceptionnelles (A). Cette position illustre la portée limitée du contrôle juridictionnel face à la gestion administrative de la pénurie et à la politique migratoire (B).
A. L’interprétation restrictive de la notion de circonstances exceptionnelles
Le juge des référés de première instance, dont l’appréciation est validée par le Conseil d’État, a estimé que les circonstances de l’espèce n’étaient pas suffisamment exceptionnelles. Plusieurs éléments ont motivé sa décision. D’une part, il a relevé que la famille avait déjà bénéficié d’un hébergement par le passé et s’était maintenue dans une structure pour demandeurs d’asile après le rejet de leur demande. Ce raisonnement peut surprendre, car il semble reprocher aux requérants d’avoir tenté de ne pas se retrouver à la rue. D’autre part, le juge a considéré que les « éléments médicaux relatifs à leur fils demeuraient imprécis ». Cette appréciation souveraine des pièces du dossier apparaît sévère s’agissant d’un enfant de trois ans souffrant de pathologies chroniques.
L’intérêt supérieur de l’enfant, pourtant érigé en « considération primordiale » par la jurisprudence elle-même, semble ici s’effacer devant des exigences probatoires très élevées. Le juge a mis en balance la situation de la famille avec celle d’autres familles avec de très jeunes enfants que l’administration ne parvenait pas non plus à héberger, pour conclure que les requérants n’étaient pas prioritaires. Cette mise en perspective, si elle est compréhensible du point de vue de la gestion d’un dispositif saturé, conduit à une forme de hiérarchisation de la détresse. Elle interroge sur le niveau de gravité du risque qu’un enfant doit encourir pour que sa situation soit jugée suffisamment exceptionnelle.
B. La portée limitée du contrôle juridictionnel face à la gestion administrative de la pénurie
Au-delà du cas d’espèce, cette décision confirme les limites de l’intervention du juge du référé-liberté face à des problématiques structurelles. La saturation du dispositif d’hébergement d’urgence est un élément de contexte majeur, expressément mentionné par le premier juge. Face à cette pénurie de places, l’administration est contrainte de faire des choix. Le juge administratif, conscient de cette réalité, se montre réticent à imposer des obligations qui seraient matériellement difficiles, voire impossibles, à satisfaire. Son contrôle se limite à vérifier que les choix de l’administration ne sont pas entachés d’une erreur manifeste d’appréciation ou d’une discrimination illégale.
Cette ordonnance illustre ainsi la tension entre, d’une part, la proclamation d’un droit fondamental à l’hébergement et, d’autre part, les contraintes matérielles et politiques qui pèsent sur sa mise en œuvre. Pour les étrangers en situation irrégulière, cette tension est maximale. La décision confirme une ligne jurisprudentielle qui fait primer les objectifs de maîtrise des flux migratoires sur la continuité de la prise en charge sociale. En exigeant la preuve de circonstances exceptionnelles appréciées avec une grande rigueur, le juge administratif restreint considérablement la portée du droit à l’hébergement pour cette catégorie de personnes, y compris lorsqu’elles sont accompagnées de jeunes enfants.