Un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 23 novembre 2023, dans une affaire *Leost contre France*, vient préciser les contours de la liberté d’expression face aux impératifs de la justice. En l’espèce, la directrice de la publication d’un hebdomadaire avait été condamnée pénalement en France pour avoir diffusé une photographie prise au cours d’une audience d’une cour d’assises spécialement composée. Le cliché, représentant des accusés dans leur box lors d’un procès pour des faits de terrorisme, avait été publié dans l’édition papier du magazine ainsi que sur son site internet et son compte sur un réseau social. S’appuyant sur l’article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui interdit l’emploi de tout appareil d’enregistrement ou de diffusion à l’intérieur des salles d’audience, les juridictions françaises avaient confirmé la condamnation. La cour d’appel de Paris, dans une décision du 10 septembre 2019, puis la Cour de cassation par un arrêt du 8 septembre 2020, ont ainsi retenu la responsabilité de la directrice de publication. Epuisant les voies de recours internes, cette dernière a saisi la Cour européenne des droits de l’homme, alléguant une violation de son droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 de la Convention. Il était donc demandé aux juges européens de déterminer si une interdiction légale, de nature générale et absolue, de publier des photographies prises lors d’une audience judiciaire, et la condamnation pénale qui en découle, constituent une ingérence disproportionnée dans la liberté de communiquer des informations. La Cour de Strasbourg a conclu à la violation de l’article 10 de la Convention, estimant que si l’ingérence était prévue par la loi et poursuivait des buts légitimes, elle n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Elle a jugé que l’interdiction générale et absolue imposée par le droit français, sans permettre une mise en balance avec le droit à l’information du public, était excessive.
La décision de la Cour européenne des droits de l’homme s’articule autour d’une critique de principe envers la rigidité de la loi française (I), ce qui la conduit à imposer une analyse de proportionnalité pour évaluer l’atteinte à la liberté d’expression (II).
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I. La censure d’une prohibition générale et absolue de la captation d’images judiciaires
La Cour européenne ne remet pas en cause les objectifs poursuivis par la législation française mais sanctionne le caractère absolu de l’interdiction qu’elle édicte (A), jugeant cette méthode intrinsèquement incompatible avec les exigences de la liberté d’expression (B).
A. La confrontation du droit à l’information avec les impératifs de la justice
Le droit français, par l’article 38 ter de la loi de 1881, pose une prohibition de principe visant à préserver la sérénité des débats, le droit à l’image des personnes et la présomption d’innocence. Cette règle entend protéger l’acte de juger de toute pression extérieure et garantir la sécurité des acteurs judiciaires. Face à cette disposition, la Cour rappelle que la liberté de la presse constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Elle souligne que « l’intérêt du public à recevoir des informations sur les procès criminels d’envergure » est un élément majeur, d’autant plus dans une affaire de terrorisme qui a eu un retentissement national et international.
L’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante, matérialisée par sa condamnation pénale, était donc fondée sur une loi visant des objectifs légitimes reconnus par la Convention, tels que la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire. Cependant, la Cour estime que la légitimité des buts ne saurait justifier n’importe quel moyen. La confrontation entre la norme interne et l’article 10 de la Convention met en lumière une divergence fondamentale d’approche. Là où le législateur français a opté pour une interdiction préventive et systématique, la jurisprudence européenne exige une appréciation au cas par cas.
B. Le caractère disproportionné d’une interdiction de principe
Le cœur du raisonnement des juges de Strasbourg réside dans la critique de la nature « générale et absolue » de l’interdiction française. En effet, la loi de 1881 ne prévoit aucune exception et ne permet pas au juge national de procéder à une mise en balance des intérêts en présence. Le seul fait de publier une photographie prise en audience suffit à caractériser l’infraction, sans qu’il soit nécessaire d’examiner le contenu de l’image, le contexte de sa publication, sa contribution à un débat d’intérêt public ou le préjudice éventuellement causé.
La Cour considère qu’une telle rigidité est excessive. Elle estime qu’en « interdisant de manière générale et absolue la publication de toute photographie prise lors d’une audience, sans permettre la moindre distinction selon la nature de l’affaire, le contenu de l’image ou son apport à l’information du public », le droit français instaure une restriction qui va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs visés. Cette approche préventive prive le juge de toute marge d’appréciation et empêche d’examiner si, dans un cas donné, la liberté d’information ne devrait pas primer. C’est cette absence de souplesse qui constitue, pour la Cour, la source de la violation de la Convention.
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II. L’exigence d’une mise en balance proportionnée des intérêts en présence
En condamnant le caractère absolu de la loi, la Cour impose aux autorités nationales une méthode d’analyse fondée sur la proportionnalité, à travers une appréciation concrète de l’ingérence (A), ce qui confère à cette décision une portée significative pour l’évolution du droit interne français (B).
A. L’appréciation in concreto de l’ingérence
Appliquant sa grille d’analyse traditionnelle, la Cour examine si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Elle met en balance, d’une part, l’intérêt de la publication pour le débat public et, d’autre part, la protection des droits des accusés et de la bonne administration de la justice. En l’espèce, elle relève que le procès en question était d’un intérêt public majeur et que la photographie, loin d’être sensationnaliste ou dégradante, se contentait de montrer les accusés dans le box, illustrant ainsi le déroulement de l’audience. La publication s’inscrivait dans un traitement journalistique sérieux et documenté.
Par ailleurs, la Cour évalue la sévérité de la sanction infligée à la requérante. Une condamnation pénale, même assortie d’une peine d’amende modérée, est susceptible d’avoir un « effet dissuasif » sur l’exercice de la liberté d’expression par la presse. En l’absence de toute démonstration d’un préjudice concret causé par la publication de cette photographie, la sanction pénale apparaît disproportionnée au regard du but poursuivi. La Cour conclut que les juridictions nationales, contraintes par le caractère absolu de la loi, n’ont pas pu effectuer cette mise en balance, ce qui a directement conduit à la violation de l’article 10.
B. La portée de la solution pour le droit interne français
Cette décision a une portée considérable pour l’ordre juridique français. Elle invite implicitement mais clairement le législateur à réformer l’article 38 ter de la loi de 1881. Si la Cour ne peut abroger une loi nationale, une condamnation pour violation de la Convention exerce une forte pression en faveur d’une modification législative afin de rendre le droit interne compatible avec les exigences européennes. Un simple maintien en l’état de la législation exposerait la France à de futures condamnations pour des faits similaires.
À court terme, les juges nationaux pourraient se trouver dans une situation délicate, tenus d’appliquer une loi dont l’incompatibilité avec la Convention a été constatée. Ils pourraient être tentés d’interpréter la loi à la lumière de la jurisprudence de Strasbourg, bien que la clarté et le caractère absolu du texte laissent peu de place à une interprétation neutralisante. Cet arrêt signale donc probablement la fin d’une exception française en matière de publicité des débats judiciaires. Il contraint à envisager un système plus nuancé, où le principe d’interdiction de la captation d’images pourrait être assorti d’exceptions ou, à tout le moins, soumis au contrôle de proportionnalité du juge au cas par cas.