Tribunal judiciaire de Aix-en-Provence, le 23 juin 2025, n°23/01759

Le contentieux relatif à l’indemnisation des véhicules gravement accidentés met régulièrement en lumière les tensions entre assureurs, experts et assurés quant à l’évaluation des réparations et la détermination du caractère économiquement réparable du bien sinistré. Le Tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence, par un jugement du 23 juin 2025, apporte un éclairage utile sur les obligations respectives des parties dans ce type de litiges.

En l’espèce, le propriétaire d’un véhicule de prestige assuré tous risques avait subi un sinistre le 27 mars 2022, sans tiers impliqué. Le véhicule avait été classé en procédure VGE. L’assureur avait mandaté successivement deux cabinets d’expertise. Le premier avait chiffré les réparations à environ 43.000 euros, le second à près de 71.000 euros pour une valeur de remplacement estimée à 73.000 euros. L’assuré avait opté pour la réparation. Des investigations ultérieures avaient révélé des fissures au châssis, portant le coût des travaux à plus de 81.000 euros, dépassant ainsi la valeur du véhicule. L’assuré avait alors sollicité la cession du véhicule à l’assureur.

Par actes des 24 avril, 2 mai et 4 mai 2023, le propriétaire avait assigné l’assureur, le cabinet d’expertise et le garage réparateur. Il réclamait le paiement de la valeur du véhicule à hauteur de 85.000 euros ainsi que des dommages et intérêts solidaires pour préjudice de jouissance, préjudice financier et préjudice moral. Le cabinet d’expertise et le garage contestaient toute faute de leur part. Le garage formait une demande reconventionnelle en paiement des réparations effectuées et des frais de gardiennage.

La question centrale soumise au tribunal était de déterminer si l’assureur devait indemniser l’assuré sur la base de la valeur réclamée de 85.000 euros ou sur celle retenue par l’expert à 75.000 euros. Il convenait également d’apprécier si l’expert automobile et le garagiste avaient commis des fautes engageant leur responsabilité civile à l’égard de l’assuré.

Le Tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence condamne l’assureur à verser 75.000 euros au titre du prix de cession du véhicule, outre 3.852,54 euros en remboursement des cotisations d’assurance. Il rejette les demandes dirigées contre le cabinet d’expertise et le garage réparateur. Il condamne en revanche l’assureur à payer au garage 8.260 euros de frais de gardiennage et à récupérer le véhicule sous astreinte.

Cette décision présente un double intérêt. Elle précise les contours de l’obligation d’information de l’assureur et de son expert dans le cadre de la gestion d’un sinistre automobile (I). Elle illustre également les conditions d’engagement de la responsabilité des professionnels intervenant dans l’évaluation et la réparation du véhicule sinistré (II).

I. L’encadrement de l’obligation d’information dans la gestion du sinistre automobile

Le tribunal apporte des précisions sur l’étendue de l’information due à l’assuré (A) avant de déterminer les conséquences indemnitaires de l’acceptation de la cession (B).

A. La portée de l’information délivrée à l’assuré sur le risque de dépassement

Le tribunal rappelle que l’assuré avait été clairement informé des risques inhérents à la réparation de son véhicule. Le jugement relève que le rapport d’expertise du 11 juillet 2022 mentionnait expressément que « l’évaluation des dommages a été réalisée sur les dégâts apparents et sous réserves de démontage ». Le courrier adressé le même jour à l’assuré précisait « compte-tenu du risque de dépassement de l’estimation, au démontage ». Le tribunal en déduit que « Monsieur [D] n’est donc pas fondé à faire valoir que l’expert professionnel lui avait assuré que les travaux ne dépasseraient pas la valeur du véhicule, une telle affirmation ne résultant pas des pièces produites ».

Cette analyse illustre l’importance de la formalisation des réserves dans les rapports d’expertise automobile. L’expert qui mentionne clairement le caractère provisoire de son estimation et le risque de découverte de dommages supplémentaires au démontage ne peut se voir reprocher une faute lorsque ces dommages se révèlent effectivement. La mention « sous réserves de démontage » constitue ainsi une formule protectrice qui alerte l’assuré sur le caractère incomplet de l’évaluation initiale.

Le tribunal souligne par ailleurs que l’assureur avait proposé trois options à l’assuré : la cession, la réparation ou la conservation du véhicule. Cette présentation des choix possibles renforce le caractère éclairé de la décision prise par l’assuré lorsqu’il a opté pour la réparation. Le jugement sanctionne ainsi l’absence de diligences de l’assuré qui « n’a pas sollicité d’expertise judiciaire afin de voir déterminer ladite valeur et ne produit aucun élément suffisant » pour établir une valeur supérieure à celle retenue par l’expert.

B. Les limites de l’indemnisation consécutive à l’accord de cession

Le tribunal constate « l’accord de la SA ALLIANZ IARD et de Monsieur [Y] [D] sur la cession du véhicule » et en tire toutes les conséquences juridiques. L’indemnisation est limitée à la valeur de remplacement à dire d’expert, soit 75.000 euros, conformément à « la valeur du véhicule évalué pendant l’instruction de sa demande en réparation par l’assureur ». Le tribunal rejette ainsi la prétention de l’assuré à obtenir 85.000 euros, faute pour celui-ci d’avoir produit des éléments probants justifiant une telle valorisation.

La décision retient que « dès lors qu’il réclame au final la cession au profit de l’assureur, Monsieur [D] n’est pas fondé à reprocher à la société ALLIANZ IARD de ne pas avoir solliciter de son expert le passage du véhicule à la géométrie dès le sinistre ». Cette motivation révèle une cohérence dans l’appréciation des prétentions : celui qui accepte la cession ne peut simultanément critiquer les diligences qui auraient pu lui permettre de réparer le véhicule. L’acceptation de la cession emporte renonciation à invoquer les manquements liés à l’option de réparation.

Le tribunal admet cependant une réparation du préjudice financier résultant du « traitement du sinistre anormalement long ». L’assuré obtient le remboursement des cotisations d’assurance versées entre avril 2023 et février 2025, soit 3.852,54 euros. Ce poste de préjudice présente un lien direct avec la faute de l’assureur qui a tardé à exécuter l’accord de cession intervenu en mars 2023.

II. Les conditions d’engagement de la responsabilité des professionnels de l’expertise et de la réparation automobile

Le tribunal examine successivement la responsabilité de l’expert automobile (A) puis celle du garage réparateur (B), en s’attachant à caractériser tant la faute que le lien de causalité avec les préjudices invoqués.

A. L’exonération de l’expert malgré la reconnaissance d’un manquement professionnel

Le tribunal reconnaît expressément un manquement de l’expert à ses obligations professionnelles. Il relève que « la société KPI EXPERTISE 83 n’a pas procédé au démontage ni à la géométrie du véhicule, alors que le véhicule avait été classé en véhicule gravement accidenté ». Ce constat est sévère : le classement en VGE imposait des investigations approfondies que l’expert n’a pas réalisées. Le tribunal admet que ce manquement « a manifestement fait perdre à Monsieur [D] du temps pour prendre la décision de céder le véhicule, décision qu’il aurait pu prendre dès l’été 2022 si la société avait procédé à l’ensemble des opérations nécessaires ».

Toutefois, le tribunal refuse d’indemniser l’assuré. Il retient que « le véhicule a été transféré auprès de la société RS PRESTIGE dès le mois de septembre 2022 si bien que le manquement de la société KPI PRESTIGE 83 à ses obligations en sa qualité de professionnel de l’expertise automobile n’a causé à Monsieur [D] aucun préjudice indemnisable ». L’absence de lien de causalité entre la faute et le préjudice fait ainsi obstacle à l’engagement de la responsabilité civile de l’expert.

Cette solution peut surprendre. Le tribunal reconnaît une perte de temps imputable à l’expert mais considère que le transfert du véhicule au garage a rompu le lien causal. Ce raisonnement repose sur l’idée que le garage aurait dû lui-même procéder aux investigations nécessaires et que le délai préjudiciable court à compter de cette prise en charge. La faute de l’expert devient ainsi sans incidence sur le préjudice final de l’assuré.

B. Le rejet de la responsabilité du garagiste malgré un délai excessif d’intervention

Le tribunal constate que le garage « a procédé aux investigations nécessaires sur le véhicule pour chiffrer le coût des réparations dans un délai anormalement long ». Il précise que « ce n’est qu’en mars 2023, soit près de 7 mois après avoir réceptionné le véhicule, que Monsieur [D] a eu connaissance de l’étendue et du coût des réparations nécessaires ». Le tribunal estime que « le délai de trois mois aurait dû suffire à la société RS PRESTIGE pour réaliser les investigations nécessaires ».

Malgré cette caractérisation d’un délai fautif de quatre mois, le tribunal rejette les demandes de l’assuré. La motivation repose sur une analyse du préjudice : « Monsieur [D] n’est pas fondé à faire valoir qu’il a subi un préjudice de jouissance du véhicule puisqu’il a fait part de son intention ensuite de le céder ». Le choix de la cession prive l’assuré de la possibilité d’invoquer un préjudice de jouissance, lequel suppose la volonté de conserver et d’utiliser le bien.

Cette solution illustre la rigueur de l’appréciation du préjudice en matière de responsabilité civile. La faute du garagiste est établie, le lien de causalité avec une privation de jouissance pendant quatre mois pourrait être retenu, mais le préjudice n’est pas indemnisable dès lors que l’assuré a renoncé à jouir du véhicule. Le tribunal ajoute que « la société RS PRESTIGE n’est pas responsable du fait que la société ALLIANZ IARD n’a plus répondu lorsque Monsieur [D] a sollicité la cession du véhicule au mois de mars 2023 », imputant ainsi l’entière responsabilité du retard postérieur à l’assureur.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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