Tribunal judiciaire de Angers, le 19 juin 2025, n°25/00177

Par ordonnance de référé rendue le 19 juin 2025, le Tribunal judiciaire d’Angers s’est prononcé sur une demande d’expertise judiciaire fondée sur l’article 145 du code de procédure civile, dans un litige opposant deux couples de propriétaires voisins au sujet de troubles causés par l’écoulement des eaux entre leurs fonds.

Les demandeurs sont propriétaires d’une maison d’habitation située dans le département du Maine-et-Loire. En 2019, les défendeurs ont acquis une propriété voisine et ont entrepris des travaux destinés à détourner les eaux de ruissellement afin de remplir leur mare. Ce détournement a provoqué une augmentation du volume d’eau dans la mare des demandeurs ainsi que des débordements sur leur terrain. Ces derniers ont alors réalisé à leurs frais divers travaux de protection, notamment la pose d’une surverse, la construction d’un merlon, la modification du cheminement des eaux pluviales et l’installation d’une pompe de relevage. Des dégradations ultérieures de ce merlon ont entraîné de nouvelles inondations affectant leur mare et leur sous-sol, ainsi que la destruction des moteurs de leur portail électrique. Une expertise amiable a été diligentée, laquelle a permis de constater la modification de l’écoulement des eaux par les défendeurs, sans toutefois qu’une solution amiable puisse être trouvée.

Par acte du 21 mars 2025, les demandeurs ont assigné leurs voisins devant le juge des référés aux fins de désignation d’un expert judiciaire. Les défendeurs ont accepté le principe de l’expertise tout en sollicitant l’extension de la mission aux travaux réalisés par les demandeurs, soutenant avoir été contraints de créer des brèches dans le merlon sur recommandation des pompiers lors d’un événement climatique et estimant que les travaux des demandeurs auraient aggravé leur propre situation.

La question posée au juge des référés était de déterminer si les demandeurs justifiaient d’un motif légitime au sens de l’article 145 du code de procédure civile permettant d’ordonner une mesure d’expertise avant tout procès au fond.

Le juge des référés a fait droit à la demande d’expertise en retenant l’existence d’un motif légitime et a ordonné une mission étendue incluant les préoccupations des deux parties, tout en mettant les frais de consignation et les dépens à la charge des demandeurs.

Cette ordonnance illustre la mise en œuvre du référé probatoire en matière de troubles de voisinage liés à l’écoulement des eaux (I). Elle révèle également les modalités d’organisation de l’expertise judiciaire destinée à établir les responsabilités respectives des parties (II).

I. La caractérisation du motif légitime justifiant le référé probatoire

Le juge des référés a procédé à l’examen des conditions d’application de l’article 145 du code de procédure civile (A) avant de constater leur réunion en l’espèce (B).

A. Les exigences textuelles du référé probatoire

L’article 145 du code de procédure civile permet à tout intéressé d’obtenir, avant tout procès, des mesures d’instruction légalement admissibles dès lors qu’existe un motif légitime de conserver ou d’établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige. Le juge rappelle que « ce texte suppose l’existence d’un motif légitime, c’est-à-dire un fait crédible et plausible qui présente un lien utile avec un litige potentiel futur dont la solution peut dépendre de la mesure d’instruction sollicitée ».

Cette définition du motif légitime reprend la jurisprudence constante de la Cour de cassation qui exige du demandeur qu’il démontre l’existence d’un litige potentiel sans avoir à établir le bien-fondé de sa prétention future. Le caractère autonome du référé probatoire par rapport au fond du droit est expressément souligné lorsque le juge précise que « l’application de cet article n’implique aucun préjugé sur la responsabilité des parties appelées à la procédure, ni sur les chances de succès du procès susceptible d’être ultérieurement engagé ».

Cette neutralité du juge des référés à l’égard du fond constitue un principe cardinal. Elle garantit que l’ordonnance de référé ne préjuge en rien des responsabilités qui seront ultérieurement débattues devant la juridiction du fond.

B. La reconnaissance d’un motif légitime en matière de troubles hydriques

En l’espèce, le juge constate que « des problèmes d’inondation affectant les propriétés des parties et des biens s’y trouvant ont été objectivés » par le rapport d’expertise amiable du cabinet Polyexpert 49 réalisé en novembre 2023. Il en déduit que « la preuve, les causes et les conséquences pourraient être utiles à la solution d’un litige ».

Le raisonnement du juge repose sur deux éléments. Le premier tient à l’objectivation des désordres par un document préexistant, fût-il non contradictoire. Le second réside dans la potentialité d’un contentieux dont l’issue dépendra des conclusions de l’expert. La condition tenant à l’absence d’instance en cours est également vérifiée.

Cette motivation appelle une observation. Le juge ne se livre à aucune appréciation, même sommaire, de la vraisemblance des faits allégués par les demandeurs quant à la modification de l’écoulement des eaux par les défendeurs. Il se contente de relever l’existence de problèmes d’inondation sans en imputer la cause. Cette retenue est conforme à l’office du juge des référés, lequel doit éviter tout empiétement sur l’appréciation au fond.

II. L’organisation de l’expertise judiciaire entre fonds voisins

La mission confiée à l’expert traduit une volonté d’équilibre entre les prétentions des parties (A), tandis que la répartition des frais obéit aux règles classiques du référé probatoire (B).

A. Une mission expertale élargie aux demandes reconventionnelles

L’originalité de l’ordonnance réside dans l’extension de la mission d’expertise aux préoccupations des défendeurs. Si ces derniers ont accepté le principe de l’expertise, ils ont obtenu que les investigations portent également sur les travaux réalisés par les demandeurs et sur leur éventuelle incidence sur la situation hydrologique de leur propre fonds.

L’expert devra ainsi « dire si les travaux réalisés par la société TPPL sur la parcelle cadastrée C [Cadastre 5], propriété de M. [T] [I] et Mme [O] [J] épouse [I], à la demande de ceux-ci, ont modifié la servitude due par le fonds inférieur et aggravé les conséquences des phénomènes pluvieux subis par M. [E] [P] et Mme [S] [Z] aux mois de juillet et août 2023 ». Cette formulation renvoie implicitement à l’article 640 du code civil relatif à la servitude d’écoulement des eaux naturelles.

Le juge a retenu une approche pragmatique en unifiant dans une seule mesure d’instruction les prétentions contradictoires des parties. Cette solution présente l’avantage d’éviter la multiplication des expertises et de permettre à l’expert d’appréhender globalement la situation hydrologique des deux fonds. Elle illustre la souplesse du référé probatoire qui permet au juge d’adapter la mission aux spécificités du litige.

B. La charge provisoire des frais d’expertise

Le juge met les frais de consignation et les dépens à la charge des demandeurs, conformément à une règle constante en matière de référé expertise. Il est rappelé que « le coût de l’expertise sera avancé par M. et Mme [I], demandeurs à cette mesure d’instruction ordonnée dans leur intérêt ». Concernant les dépens, le juge précise qu’il ne peut « ni les réserver, ni dire qu’ils suivront le sort d’une instance au fond qui demeure éventuelle à ce stade ».

Cette position est conforme à l’article 491 du code de procédure civile. Elle trouve sa justification dans le caractère autonome de la procédure de référé, laquelle n’est pas nécessairement suivie d’une instance au fond. Le juge prend toutefois soin de préciser que « la partie qui est invitée par cette décision à faire l’avance des honoraires de l’expert n’est pas nécessairement celle qui en supportera la charge finale, à l’issue du procès ».

Cette réserve est importante. Elle rappelle que la répartition provisoire des frais ne préjuge pas de leur imputation définitive, laquelle dépendra de l’issue du litige au fond. Les défendeurs, s’ils obtiennent gain de cause, pourront solliciter le remboursement des frais qu’ils auront exposés et la condamnation des demandeurs aux dépens définitifs.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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