Tribunal judiciaire de Bobigny, le 23 juin 2025, n°24/01337

Rendu par le Tribunal judiciaire de Bobigny le 23 juin 2025 (n° RG 24/01337), le jugement tranche un contentieux social relatif à un accident du travail mortel survenu lors d’une opération de démolition. Il statue sur la faute inexcusable de l’employeur, l’indemnisation corrélative et l’action récursoire de la caisse.

Les faits sont établis par les constatations de l’inspection du travail et le dossier pénal. Le salarié, affecté à la démolition, travaillait sur une échelle, sans casque, tout en manipulant des poutrelles métalliques particulièrement lourdes. Il a chuté d’une hauteur d’environ cinq mètres et est décédé le lendemain. La caisse a pris en charge l’accident au titre des risques professionnels. Par jugement définitif du 8 juin 2023, le tribunal correctionnel de Bobigny a condamné l’employeur pour homicide involontaire et manquements aux règles de sécurité.

La demanderesse a saisi le Tribunal judiciaire de Bobigny d’une action en reconnaissance de la faute inexcusable, en sollicitant l’indemnisation de son préjudice moral et, au titre des droits de la victime directe, le préjudice d’angoisse de mort imminente. La défenderesse, bien que convoquée, n’a pas comparu. La caisse s’en est rapportée, tout en demandant que les sommes soient éventuellement ajustées, et en sollicitant l’exercice du recours légal.

La question posée au tribunal portait sur la caractérisation de la faute inexcusable à partir du standard jurisprudentiel objectif, éclairée par l’autorité de la chose jugée au pénal, ainsi que sur la détermination des postes indemnitaires et la mise en œuvre de l’action récursoire. Le tribunal retient la faute inexcusable et accorde une indemnisation distincte au titre de l’angoisse de mort imminente et du préjudice d’affection, tout en faisant droit au recours de la caisse.

I. La faute inexcusable confirmée par un standard objectif et l’autorité pénale

A. Le standard jurisprudentiel appliqué à l’obligation de sécurité

Le jugement rappelle le cœur du critère applicable dans une formule désormais classique. Il énonce que « le manquement à cette obligation de sécurité a le caractère de faute inexcusable au sens de l’article L 452-1 du Code de la sécurité sociale lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas mis en œuvre les mesures nécessaires pour l’en préserver. » Cette formulation réaffirme un devoir d’anticipation réaliste des risques.

Le tribunal précise que « la conscience du danger qui caractérise la faute inexcusable de l’employeur s’apprécie in abstracto et renvoie à l’exigence d’anticipation raisonnable des risques Il n’appartient dès lors pas au demandeur d’apporter la preuve de la connaissance effective du risque auquel il était exposé par son employeur. » La charge probatoire porte ainsi sur l’existence d’un risque prévisible et sur l’insuffisance des mesures, sans exiger la preuve d’une connaissance effective.

Cette ligne est encore consolidée par l’énoncé selon lequel « cette conscience du danger n’implique pas que celui-ci soit évident et décelable sur-le-champ et peut résulter de la réglementation en matière de sécurité au travail. » Elle place la prévention au rang d’exigence centrale, qui s’apprécie à l’aune des prescriptions de sécurité applicables au chantier.

B. L’autorité de la chose jugée au pénal et l’établissement des circonstances

La base factuelle de l’accident est décrite de façon circonstanciée. Le salarié travaillait en hauteur, sur échelle, sans casque, lors d’une manutention lourde. Le juge rappelle que « pour apprécier cette conscience du danger et l’adaptation des mesures prises aux risques encourus, les circonstances de l’accident doivent être établies de manière certaine. » Le dossier pénal, le procès-verbal de l’inspection et les règles de sécurité en démolition confèrent un cadre probatoire solide.

Le lien causal est traité avec nuance. Le jugement énonce qu’« il est indifférent en outre que la faute inexcusable commise par l’employeur n’ait pas été la cause déterminante de l’accident du travail, il suffit qu’elle en soit la cause nécessaire, peu important que d’autres fautes aient pu concourir à la survenance du dommage. » Cette appréciation, bien ancrée, évite un débat sur l’exclusivité causale au profit d’un critère de nécessité.

Enfin, l’autorité de la chose jugée au pénal renforce la conscience du danger. Le tribunal souligne que « la chose définitivement jugée au pénal s’imposant au juge civil, l’employeur définitivement condamné pour un homicide involontaire commis dans le cadre du travail sur la personne de son salarié et dont la faute inexcusable est recherchée, doit être considéré comme ayant une conscience du danger auquel celui-ci était exposé et n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver. » La condamnation pénale alimente ainsi la démonstration civile sans la suppléer, mais en l’irriguant puissamment.

II. Les effets indemnitaires de la faute et l’ordonnancement des recours

A. L’indemnisation de l’angoisse de mort imminente et l’appréciation du quantum

Le tribunal admet la réparation du préjudice d’angoisse de mort imminente de la victime directe, distinct du préjudice d’affection des proches. Les éléments médicaux et les déclarations montrent une période de conscience après la chute, suivie d’un décès le lendemain. Cette conscience de la gravité immédiate fonde l’existence du poste spécifique.

Le quantum de vingt mille euros retient une évaluation mesurée, corrélée à la durée et à l’intensité de l’angoisse. L’analyse demeure factuelle, à partir des indices objectifs tirés du dossier médical et des constatations, sans se départir d’une grille prudente et homogène. Cette indemnité s’insère dans l’économie globale de la réparation, sans empiéter sur les préjudices propres des ayants droit.

Le jugement rappelle, à propos des ayants droit, qu’« en application des dispositions de l’article L 452-3 (…) les ayants droit de la victime d’un accident du travail mortel dû à la faute inexcusable de l’employeur sont recevables à exercer, outre l’action en réparation du préjudice moral qu’ils subissent personnellement du fait de ce décès, l’action en réparation du préjudice personnel de la victime résultant de son accident. » La dualité des actions trouve ainsi une base textuelle claire et un traitement séparé.

B. Le préjudice d’affection, les dépens et l’action récursoire de la caisse

Le tribunal alloue trente mille euros au titre du préjudice d’affection, en considération du lien filial, de l’unicité de l’enfant et des circonstances brutales du décès. La motivation, brève, s’appuie sur des témoignages caractérisant l’intensité du lien. L’appréciation demeure individualisée, mais s’aligne sur des paramètres désormais stabilisés.

La décision organise ensuite l’ordonnancement des paiements et des recours. Elle expose, au visa de l’article L 452-3, que « la réparation des préjudices alloués à la victime d’un accident du travail dû à la faute inexcusable de l’employeur, indépendamment de la majoration du capital ou de la rente, est versée directement au bénéficiaire par la caisse qui en récupère le montant auprès de l’employeur. » Le mécanisme garantit la célérité de la réparation, tout en maintenant la charge finale sur l’employeur fautif.

Les dépens et une indemnité procédurale viennent compléter la solution, avec exécution provisoire. L’économie de la décision concilie ainsi les impératifs de prévention et ceux de réparation, en articulant le droit de la sécurité sociale et la responsabilité aggravée de l’employeur. L’ensemble offre une cohérence nette entre la reconnaissance de la faute, la délimitation des préjudices et la circulation des flux indemnitaires.

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