Tribunal judiciaire de Boulogne sur Mer, le 15 juin 2025, n°25/02534

Le contrôle de la rétention administrative des étrangers frappés d’une interdiction du territoire français soulève des questions essentielles quant à la conciliation entre les exigences de l’ordre public et la protection des libertés individuelles. La prolongation exceptionnelle de cette mesure privative de liberté, prévue par le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, suppose la caractérisation de circonstances particulières dont l’appréciation relève du juge judiciaire.

Un ressortissant algérien, né le 1er décembre 1999, a fait l’objet d’une interdiction judiciaire du territoire français pour une durée de cinq ans, prononcée par jugement contradictoire du tribunal correctionnel de Toulon le 1er février 2021. Cette condamnation sanctionnait des faits de vol par ruse, effraction ou escalade dans un local d’habitation ou un lieu d’entrepôt, aggravé par une autre circonstance, et comportait une peine de huit mois d’emprisonnement. Le 3 avril 2025, le préfet du Nord a ordonné son placement en rétention administrative, notifié le même jour à 11 heures.

Cette rétention initiale de quatre jours a été successivement prolongée par plusieurs ordonnances : vingt-six jours le 8 avril 2025, trente jours le 2 mai 2025, puis quinze jours le 1er juin 2025. Par requête du 14 juin 2025, l’autorité préfectorale a sollicité une nouvelle prolongation de quinze jours, invoquant la menace à l’ordre public constituée par l’intéressé. Devant le juge des libertés et de la détention, l’étranger, assisté d’un avocat commis d’office, a demandé sa remise en liberté en faisant valoir qu’il était retenu depuis soixante-quinze jours et souhaitait quitter la France. La défense a contesté la caractérisation de la menace à l’ordre public, soulignant que la condamnation de 2021 concernait un vol sans violence et qu’une nouvelle procédure pour vol de trottinette ne suffisait pas à établir cette menace.

La question posée au juge était de déterminer si les conditions de la prolongation exceptionnelle de la rétention administrative, prévue à l’article L. 742-5 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, étaient réunies au regard de la menace à l’ordre public invoquée par l’administration.

Par ordonnance du 15 juin 2025, le président du tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer a autorisé la prolongation de la rétention pour une durée maximale de quinze jours, estimant que l’intéressé « constitue donc toujours une menace à l’ordre public » au regard de sa condamnation pénale antérieure.

Cette décision invite à examiner les conditions de la prolongation exceptionnelle fondée sur la menace à l’ordre public (I), avant d’en mesurer les implications au regard du contrôle juridictionnel de la rétention administrative (II).

I. Les conditions de la prolongation exceptionnelle fondée sur la menace à l’ordre public

La prolongation exceptionnelle de la rétention administrative obéit à un régime dérogatoire dont les fondements textuels encadrent strictement l’intervention du juge (A). L’appréciation de la notion de menace à l’ordre public, critère autonome de prolongation, soulève des difficultés particulières quant à son caractère actuel et personnalisé (B).

A. Le cadre légal de la prolongation au-delà du délai de droit commun

L’article L. 742-5 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile organise un mécanisme de prolongation exceptionnelle qui déroge aux délais ordinaires de rétention. Le texte énumère limitativement les hypothèses autorisant le juge à maintenir l’étranger au-delà de la durée maximale de soixante jours : obstruction à l’éloignement, demandes dilatoires de protection, défaut de délivrance des documents de voyage par le consulat. Le législateur a toutefois ajouté une clause générale permettant la saisine du juge « en cas d’urgence absolue ou de menace pour l’ordre public ».

L’ordonnance commentée s’inscrit dans cette dernière hypothèse. Le juge relève que la condamnation du 1er février 2021 par le tribunal correctionnel de Toulon, pour des faits de vol aggravé, justifie la caractérisation de la menace à l’ordre public. Il en déduit que « les conditions d’application de l’article susvisé sont donc réunies pour accorder une seconde prolongation exceptionnelle de la rétention administrative ». Cette motivation appelle plusieurs observations.

Le caractère exceptionnel de la prolongation au-delà de soixante jours impose au juge une vigilance particulière. La durée totale de rétention, qui atteint ici soixante-quinze jours et peut désormais s’étendre jusqu’à quatre-vingt-dix jours, constitue une atteinte substantielle à la liberté individuelle. Le Conseil constitutionnel a rappelé à plusieurs reprises que la rétention administrative doit demeurer strictement nécessaire et proportionnée à l’objectif poursuivi. La banalisation des prolongations successives risquerait de transformer une mesure temporaire en détention de longue durée.

B. L’appréciation contestable du caractère actuel de la menace

La notion de menace à l’ordre public, qui conditionne la prolongation exceptionnelle, exige une appréciation concrète et actualisée du comportement de l’étranger. En l’espèce, le juge se fonde exclusivement sur une condamnation prononcée plus de quatre ans avant la décision commentée, sans caractériser d’éléments contemporains permettant d’établir une dangerosité persistante.

La défense avait pourtant soulevé que la condamnation de 2021 concernait un vol sans violence et qu’une nouvelle procédure pour vol de trottinette, objet d’une convocation pour ordonnance pénale délictuelle le 6 juin 2025, ne suffisait pas à établir la menace requise. Le juge n’a pas répondu à cette argumentation, se bornant à affirmer que l’intéressé « constitue donc toujours une menace à l’ordre public » sans expliquer en quoi cette menace demeurait actuelle.

Cette motivation laconique soulève des interrogations au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation. La première chambre civile exige traditionnellement que la menace à l’ordre public soit caractérisée par des éléments circonstanciés et ne puisse résulter de la seule existence d’une condamnation ancienne. L’absence de toute référence au comportement de l’intéressé pendant sa rétention, à l’évolution de sa situation personnelle ou à la gravité réelle des faits reprochés affaiblit la portée de l’ordonnance.

II. Les implications du contrôle juridictionnel de la rétention prolongée

L’office du juge des libertés et de la détention dans le contentieux de la rétention administrative impose un examen rigoureux des garanties de représentation de l’étranger (A). La portée de la décision commentée éclaire les tensions entre efficacité de l’éloignement et protection des droits fondamentaux (B).

A. L’examen des garanties de représentation et la nécessité des mesures de surveillance

L’ordonnance relève que « l’intéressé ne présente pas de garanties suffisantes pour la mise à exécution de la mesure de reconduite à la frontière » et que « des mesures de surveillance sont nécessaires ». Cette appréciation, distincte de la caractérisation de la menace à l’ordre public, renvoie aux conditions générales de la rétention administrative prévues par l’article L. 741-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

Le juge doit en effet vérifier que l’éloignement ne peut être immédiatement exécuté et que l’étranger ne présente pas de garanties suffisantes pour prévenir le risque de soustraction. En l’espèce, l’intéressé avait pourtant déclaré vouloir quitter la France et être « libre le plus tôt possible ». Cette déclaration, qui pourrait témoigner d’une absence de volonté de se soustraire à l’éloignement, n’a pas été prise en compte par le juge dans son appréciation des garanties de représentation.

L’absence de motivation sur ce point est regrettable. Le juge aurait pu examiner si des mesures alternatives à la rétention, telles que l’assignation à résidence, permettaient d’assurer l’exécution de la mesure d’éloignement. L’article L. 743-13 du même code prévoit cette possibilité lorsque l’étranger dispose d’un passeport en cours de validité et présente des garanties de représentation effectives. L’ordonnance ne mentionne pas l’examen de cette alternative.

B. La portée de la décision au regard de l’équilibre entre ordre public et libertés

La décision commentée s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel qui tend à faciliter les prolongations exceptionnelles de rétention au nom de l’ordre public. Cette orientation répond aux difficultés pratiques rencontrées par l’administration pour exécuter les mesures d’éloignement, notamment lorsque les consulats tardent à délivrer les laissez-passer consulaires.

La durée totale de rétention, qui peut atteindre quatre-vingt-dix jours, place le dispositif français parmi les plus longs de l’Union européenne. La directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 autorise les États membres à prévoir une durée maximale de dix-huit mois dans des circonstances exceptionnelles. Le législateur français a fait le choix d’un délai plus bref, compensé par des possibilités de renouvellement encadrées. L’ordonnance commentée illustre l’application de ce mécanisme à sa limite temporelle.

La question de la proportionnalité de la mesure au regard de l’objectif poursuivi demeure centrale. L’étranger retenu depuis soixante-quinze jours a exprimé son souhait de quitter le territoire national. L’efficacité de la rétention prolongée peut être mise en doute lorsque les obstacles à l’éloignement tiennent principalement aux délais consulaires, sur lesquels l’intéressé n’a aucune prise. Le juge aurait pu s’interroger sur les diligences accomplies par l’administration et sur les perspectives réalistes d’exécution de la mesure dans le délai supplémentaire accordé.

Cette ordonnance du tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer illustre les difficultés inhérentes au contrôle de la rétention administrative prolongée. La brièveté de la motivation, tant sur la caractérisation de la menace à l’ordre public que sur l’examen des alternatives à la rétention, laisse subsister des incertitudes quant à la rigueur du contrôle juridictionnel. L’équilibre entre les impératifs de l’éloignement et la protection des libertés individuelles appelle une vigilance constante du juge, gardien constitutionnel de la liberté individuelle.

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Hassan KOHEN
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