Tribunal judiciaire de Grenoble, le 19 juin 2025, n°25/00526

La question de la forclusion biennale en matière de crédit à la consommation, et plus particulièrement celle de l’office du juge dans son relevé, constitue un contentieux récurrent devant les juridictions de première instance. Le jugement rendu par le juge des contentieux de la protection du tribunal judiciaire de Grenoble le 19 juin 2025 en offre une illustration remarquable.

Une banque avait consenti à un particulier, par offre signée le 17 septembre 2019, un prêt personnel de 15 000 euros remboursable en 65 mensualités. Des échéances étant demeurées impayées, l’établissement de crédit s’est prévalu de l’exigibilité immédiate du prêt. Par acte du 6 janvier 2025, la banque a saisi le juge des contentieux de la protection aux fins de condamnation de l’emprunteur au paiement de 7 684,78 euros. L’emprunteur, cité à personne, n’a pas comparu. Lors de l’audience, la banque soutenait que la déchéance du droit aux intérêts ne pouvait être prononcée sans demande du défendeur. Le juge a ordonné la réouverture des débats en invitant l’établissement prêteur à produire ses observations sur le moyen tiré de la forclusion. La banque a alors fait valoir que le relevé d’office de cette fin de non-recevoir n’entrait pas dans l’office du juge, et subsidiairement que le premier incident de paiement non régularisé se situait au 7 janvier 2023.

La question posée au juge était la suivante : le juge des contentieux de la protection peut-il relever d’office la forclusion biennale de l’action en paiement du prêteur, et le cas échéant, comment déterminer le point de départ du délai lorsque l’historique de compte révèle des annulations d’échéances impayées antérieures à la date invoquée par le créancier ?

Le tribunal a déclaré la demande irrecevable pour cause de forclusion acquise et condamné la banque aux dépens. Le juge a considéré que son office l’autorisait à relever d’office cette fin de non-recevoir et que les annulations d’échéances opérées unilatéralement par la banque ne valaient pas régularisation des incidents de paiement.

Cette décision présente un intérêt doctrinal certain, tant par la réaffirmation de l’étendue de l’office du juge en droit de la consommation (I) que par la précision apportée quant à la détermination du point de départ du délai de forclusion (II).

I. La consécration d’un office du juge renforcé en matière de crédit à la consommation

Le jugement commenté rappelle avec fermeté l’étendue des pouvoirs du juge dans les litiges de consommation (A), tout en articulant les fondements textuels nationaux et européens de cette obligation (B).

A. Le relevé d’office de la forclusion : une faculté devenue obligation fonctionnelle

Le tribunal énonce que « la régularité de l’action de la société [prêteuse], que le juge doit relever d’office au visa de l’article 472 du code de procédure civile et peut relever d’office au visa de R 632-1 du code de la consommation, implique que la banque produise les éléments justifiant qu’elle a engagé son action dans les deux ans suivant le premier incident de paiement non régularisé ». Cette formulation révèle une conception extensive de l’office du juge.

L’article R 632-1 du code de la consommation prévoit que « le juge peut relever d’office toutes les dispositions du présent code dans les litiges nés de son application ». Le texte confère donc une simple faculté. La décision commentée transforme cette faculté en obligation fonctionnelle lorsque le défendeur est défaillant. Cette position trouve son assise dans l’article 472 du code de procédure civile, lequel impose au juge de vérifier que la demande « paraît régulière, recevable et bien fondée » avant d’y faire droit par défaut.

Le juge grenoblois ajoute que « l’office du juge défini par R 632-1 sus visé n’exige pas que le défendeur ait préalablement invoqué le moyen d’office à condition que ce moyen résulte des faits soumis à son appréciation, à peine de vider le texte de sa substance ». Cette précision est essentielle : elle condamne la lecture restrictive défendue par la banque, selon laquelle seul le défendeur aurait qualité pour soulever la forclusion.

B. L’ancrage européen de l’office du juge : la régulation du marché intérieur

Le jugement ne se contente pas de rappeler les textes nationaux. Il convoque la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne pour légitimer l’intervention d’office du juge. Il est ainsi relevé que « selon la CJUE, le droit du crédit issu d’une directive de l’UE est un outil de régulation du marché intérieur de l’union de sorte que le fait de soulever d’office les règles applicables participe à cette régulation et à l’effectivité des principes de concurrence libre et non faussée sur ce marché ».

Cette référence s’inscrit dans la lignée constante de la jurisprudence européenne depuis l’arrêt Océano Grupo du 27 juin 2000 et surtout l’arrêt Mostaza Claro du 26 octobre 2006. La Cour de justice a affirmé que l’effectivité de la protection des consommateurs exige que le juge national puisse apprécier d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle. Cette logique a été étendue aux délais de forclusion qui, s’ils ne sont pas relevés, privent le consommateur absent de toute protection.

L’argument est d’autant plus pertinent que le crédit à la consommation est régi par la directive 2008/48/CE, transposée en droit interne. Le respect des délais de forclusion participe de l’équilibre contractuel voulu par le législateur européen. En refusant de cantonner son office à la seule initiative des parties, le juge contribue à l’effectivité de cette réglementation harmonisée.

La banque objectait que le relevé d’office supposait une demande préalable du défendeur. Cette lecture procédurale étroite méconnaît la finalité protectrice du droit de la consommation. Le tribunal y répond en rappelant la jurisprudence de la Cour de cassation : « les juges du fond sont tenus de relever d’office, en application de l’article 125 du code de procédure civile, la fin de non-recevoir tirée de la forclusion […] c’est à la condition que celle-ci résulte des faits litigieux ». En l’espèce, l’historique de compte produit par la banque faisait apparaître les éléments permettant de caractériser la forclusion.

II. La qualification des annulations d’échéances : une régularisation inexistante

Le second apport du jugement réside dans l’analyse des opérations bancaires inscrites au compte de l’emprunteur (A) et dans la détermination rigoureuse du point de départ du délai biennal (B).

A. La distinction entre annulation comptable et paiement libératoire

Le cœur du litige résidait dans l’interprétation de l’historique de compte. La banque affirmait que le premier incident de paiement non régularisé se situait au 7 janvier 2023, soit moins de deux ans avant l’assignation du 6 janvier 2025. Pourtant, l’examen du relevé révélait des « annulations de retard » antérieures à cette date, notamment le 26 juin 2020, le 15 septembre 2020, le 22 novembre 2021, le 10 février 2022, le 27 juin 2022 et le 30 septembre 2022.

Le tribunal qualifie ces opérations avec précision : « Les annulations procèdent d’une opération unilatérale de la banque et n’équivalent pas à un paiement de l’échéance ». Cette qualification est décisive. L’annulation comptable d’un retard n’est pas un paiement au sens juridique du terme. Elle ne libère pas le débiteur de son obligation. Elle constitue tout au plus un geste commercial ou une mesure interne de gestion du compte.

La régularisation d’un incident de paiement suppose un paiement effectif, c’est-à-dire l’exécution de la prestation due par le débiteur ou par un tiers pour son compte. Une écriture passée unilatéralement par le créancier ne répond pas à cette définition. En décidant autrement, le tribunal aurait permis aux établissements de crédit de manipuler le point de départ du délai de forclusion par de simples jeux d’écritures.

B. La fixation du point de départ au premier incident non régularisé réel

L’article R 312-35 du code de la consommation énonce que le délai biennal court à compter du « premier incident de paiement non régularisé ». Le texte est d’interprétation stricte. La jurisprudence de la Cour de cassation a constamment rappelé que ce point de départ devait être déterminé objectivement, indépendamment des présentations faites par le prêteur.

En l’espèce, le tribunal relève que « les 9 échéances annulées ont pour effet de situer le premier incident non régularisé au 7 mai 2022 soit plus de deux ans avant l’assignation ». Le calcul est simple : si les annulations ne valent pas régularisation, les incidents antérieurs subsistent. Le premier d’entre eux, non soldé par un paiement effectif, constitue le point de départ du délai.

L’assignation ayant été délivrée le 6 janvier 2025, soit plus de deux ans et sept mois après le 7 mai 2022, la forclusion était acquise. Le tribunal en tire la conséquence procédurale : « la demande de la société [prêteuse] sera déclarée irrecevable ». La forclusion est en effet une fin de non-recevoir qui, aux termes de l’article 122 du code de procédure civile, empêche l’examen du fond sans que puisse être opposée une quelconque cause de suspension ou d’interruption.

Cette solution mérite approbation. Elle sanctionne l’inertie du créancier qui, disposant d’un délai de deux ans pour agir, a laissé s’écouler ce temps sans engager de poursuites. Elle préserve également la sécurité juridique de l’emprunteur qui, passé ce délai, peut légitimement considérer que le litige est clos. La rigueur de la forclusion participe ainsi de l’équilibre du droit du crédit à la consommation, lequel protège le consommateur contre les actions tardives des professionnels du crédit.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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