Tribunal judiciaire de Lyon, le 17 juin 2025, n°24/01767

Par une ordonnance de référé du 17 juin 2025, le Tribunal judiciaire de Lyon s’est prononcé sur une demande d’extension d’expertise judiciaire à plusieurs tiers, dans un litige portant sur l’écoulement des eaux pluviales entre fonds voisins issus de divisions parcellaires successives.

Les faits à l’origine du litige remontent à la division d’une parcelle initiale en quatre lots distincts, puis à des subdivisions ultérieures intervenues en 2014 et 2016. Le demandeur a acquis deux parcelles par acte du 5 mars 2021, après obtention d’un permis de construire. Il a alors découvert l’existence d’une fosse géodésique comblée, d’ouvrages hydrogéologiques souterrains et d’un champ d’épandage dont le fonctionnement avait été perturbé par des travaux réalisés sur les fonds voisins. Un rapport d’expertise amiable du 28 janvier 2023 a mis en évidence que des murs de clôture et de soutènement édifiés par les propriétaires des parcelles situées en aval empêchaient désormais l’écoulement naturel des eaux.

Une première ordonnance du 7 novembre 2023 avait déjà institué une expertise judiciaire au contradictoire des propriétaires voisins. Par assignation des 20 et 27 septembre 2024, le demandeur a sollicité que cette expertise soit déclarée commune et opposable à l’aménageur du lotissement voisin, à deux notaires ayant reçu les actes de division et de vente, à une société de géomètre-expert et à une association syndicale libre de colotis.

Les défendeurs ont soulevé diverses fins de non-recevoir tirées de la prescription et de l’absence d’intérêt à agir. L’aménageur du lotissement a soutenu que l’action en responsabilité pour trouble anormal de voisinage serait prescrite. L’un des notaires a excipé de son défaut de participation à l’acte de vente du 5 mars 2021. Tous ont contesté l’utilité de leur participation à l’expertise.

La question posée au juge des référés était celle de savoir si le demandeur justifiait d’un motif légitime, au sens de l’article 145 du code de procédure civile, pour obtenir l’extension de l’expertise à des tiers potentiellement responsables des désordres constatés.

Le juge des référés a fait droit à l’ensemble des demandes. Il a déclaré l’expertise commune et opposable à tous les défendeurs, fixé une provision complémentaire de 2 000 euros et prorogé le délai de dépôt du rapport au 31 août 2026. Les demandes des défendeurs au titre des frais irrépétibles ont été rejetées.

Cette ordonnance illustre l’application souple de l’article 145 du code de procédure civile en matière d’extension d’expertise (I), tout en révélant les contours du contrôle exercé par le juge des référés sur la recevabilité et l’utilité de telles mesures (II).

I. Une conception extensive du motif légitime d’extension de l’expertise

Le juge des référés retient une appréciation favorable du motif légitime tant à l’égard de l’aménageur du lotissement (A) qu’à l’égard des professionnels du droit et du mesurage (B).

A. L’admission du motif légitime à l’encontre de l’aménageur

L’aménageur du lotissement voisin soutenait que toute action à son encontre serait prescrite, les travaux d’aménagement étant achevés depuis plus de cinq ans. Le juge écarte cet argument en rappelant que « la responsabilité du voisin pour trouble anormal du voisinage n’étant pas exclusive de la responsabilité des tiers », le demandeur peut également rechercher la responsabilité délictuelle de l’aménageur dans le délai de cinq ans courant « à compter du jour où il a lui-même connu ou aurait dû connaître les faits permettant d’agir à son encontre ».

Cette solution s’inscrit dans la jurisprudence constante de la Cour de cassation qui fait courir la prescription de l’article 2224 du code civil à compter de la connaissance effective des faits par le titulaire de l’action. Le juge relève que ce délai quinquennal n’était pas expiré, le demandeur ayant acquis le bien litigieux le 5 mars 2021 seulement.

Le défendeur arguait également de l’inutilité de sa participation à l’expertise, les travaux préconisés par l’expert ayant permis de remédier à la situation. Le juge refuse cette analyse en retenant qu’« il n’est pas exclu que la responsabilité de Monsieur [l’aménageur] puisse être recherchée si les travaux entrepris par ses soins ont participé à la survenance de la situation ayant rendu nécessaire l’expertise judiciaire, ou s’il s’est abstenu de donner les informations utiles aux acquéreurs ». La possibilité d’une action indemnitaire suffit à caractériser le motif légitime, indépendamment de la résolution technique du désordre.

B. L’extension aux notaires et au géomètre-expert

S’agissant des deux notaires, le juge rejette la fin de non-recevoir soulevée par celui qui n’avait pas instrumenté la vente au demandeur. Sa participation était recherchée en raison de l’acte de division de 2014 qu’il avait reçu. Le juge qualifie cette fin de non-recevoir d’« inopérante ».

Sur le fond, l’un des notaires invoquait la prescription décennale de l’acte de 2014. Le juge répond par une formule sévère : « il commet une grossière erreur de droit, la prescription quinquennale prévue par l’article 2224 du code civil ne commençant à courir qu’à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». Il vise expressément les arrêts de l’Assemblée plénière du 17 mai 2023 et de la Chambre mixte du 21 juillet 2023, ainsi qu’un arrêt commercial du 19 mars 2025, pour rappeler l’existence du délai butoir de vingt ans prévu à l’article 2232 du code civil.

Le grief articulé contre les notaires tenait à l’absence de création de servitudes relatives aux ouvrages de drainage lors des divisions parcellaires successives. Le juge retient que l’expert lui-même avait relevé, dans un courriel du 9 juillet 2024, que les officiers ministériels étaient « susceptibles d’avoir manqué à leur devoir de conseil » en ne prévoyant pas ces servitudes. La solution du litige pouvant dépendre de la force probante du rapport d’expertise à leur égard, le motif légitime est caractérisé.

La même analyse est appliquée au géomètre-expert. Celui-ci soutenait n’avoir eu aucune mission de maîtrise d’œuvre et ne pouvoir être tenu d’un devoir de conseil sur les réseaux enterrés. Le juge considère que les missions de division parcellaire confiées à ce professionnel « conduisant à ce que des ouvrages enterrés interdépendants se trouvent sur plusieurs parcelles distinctes », il ne rapporte pas « la preuve, certaine et manifeste, de l’absence de tout manquement de sa part à son devoir de conseil au sujet des conséquences des divisions parcellaires auxquelles elle prêtait son concours ».

II. Le contrôle pragmatique de la recevabilité et de l’utilité de l’extension

Le juge des référés opère un contrôle de l’évidence qui refuse de préjuger l’issue du litige au fond (A), tout en répartissant les charges de l’expertise selon des règles propres aux mesures de l’article 145 (B).

A. Le refus de préjuger l’issue du litige au fond

Le juge rappelle les principes gouvernant l’appréciation du motif légitime en visant une série de décisions de la deuxième chambre civile. Il souligne que « l’appréciation de l’existence d’un motif légitime d’ordonner une mesure d’instruction relève du pouvoir souverain du juge », lequel « peut retenir, pour rejeter la demande, que la mesure serait inutile ». Tel est notamment le cas « lorsque l’action au fond est manifestement irrecevable ou vouée à l’échec ».

Or, aucun des défendeurs ne parvient à démontrer avec l’évidence requise en référé que toute action à son encontre serait vouée à l’échec. Le juge emploie à plusieurs reprises des formulations négatives : « il n’est pas exclu », « il ne rapporte pas la preuve », « il n’est pas démontré ». Cette technique révèle que le contrôle exercé se limite à vérifier l’absence d’obstacle dirimant à l’action envisagée, sans préjuger de ses chances de succès.

S’agissant des notaires, le juge refuse de se prononcer sur l’existence effective d’un manquement au devoir de conseil. Il retient seulement que les défendeurs « ne rapportent pas la preuve, avec l’évidence requise en référé, que toute action à leur encontre serait manifestement vaine ». Cette formulation préserve les droits des parties au fond tout en permettant l’extension de la mesure d’instruction.

L’ordonnance traduit une conception finaliste de l’article 145 du code de procédure civile. La mesure in futurum vise à permettre à un plaideur potentiel de réunir les preuves nécessaires à l’exercice de ses droits. Le juge des référés n’a pas à se substituer au juge du fond pour apprécier le bien-fondé de l’action envisagée ; il lui suffit de constater que cette action n’est pas manifestement impossible.

B. La répartition des charges propre aux mesures de l’article 145

L’ordonnance rappelle une règle importante en matière de dépens et de frais irrépétibles. Le juge vise expressément deux arrêts de la deuxième chambre civile des 10 février 2011 et 21 novembre 2024 pour énoncer que « le défendeur à la demande d’expertise fondée sur l’article 145 du Code de procédure civile ne peut être qualifié de perdant au sens des articles 696 et 700 même code ».

Cette solution procède de la nature particulière des mesures d’instruction in futurum. Le défendeur à une telle demande n’est pas véritablement partie à un litige tranché en sa défaveur ; il est seulement appelé à participer à une mesure probatoire préparatoire à un éventuel procès. Le condamner aux dépens ou aux frais irrépétibles reviendrait à le sanctionner pour avoir résisté à une demande qui ne préjuge en rien de sa responsabilité.

En conséquence, le demandeur est « provisoirement condamné aux entiers dépens » et les demandes des défendeurs au titre de l’article 700 du code de procédure civile sont rejetées. Le caractère provisoire de cette condamnation signifie que la charge définitive des dépens sera réglée par le juge du fond, en fonction de l’issue du litige principal.

Le juge ordonne également une consignation complémentaire de 2 000 euros à la charge du demandeur, sous peine de caducité de l’extension. Cette mesure assure la rémunération de l’expert pour les opérations supplémentaires rendues nécessaires par l’entrée en cause des nouveaux défendeurs. Le demandeur assume ainsi le risque financier de l’extension qu’il a sollicitée, tout en préservant ses chances de faire valoir ses droits au fond.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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