Tribunal judiciaire de Lyon, le 17 juin 2025, n°24/01828

Rendue par le juge des référés du tribunal judiciaire de Lyon le 17 juin 2025, l’ordonnance commente la recevabilité d’une mesure d’instruction in futurum sollicitée par un maître d’ouvrage pour des dysfonctionnements persistants d’un système de gestion technique du bâtiment après réception. Les travaux avaient été réceptionnés avec réserves, puis un dossier d’assurance dommages-ouvrage ouvert, un prérapport signalant des aléas de latence et un constat de commissaire de justice dressé. Assignés en référé, l’assureur dommages-ouvrage et plusieurs intervenants à l’acte de construire ont été appelés à la mesure. Le maître d’œuvre de conception a demandé son exclusion du périmètre, soutenant l’absence de lien de ses missions avec les désordres allégués.

La question posée consistait à déterminer si les éléments versés aux débats caractérisaient un motif légitime, au sens de l’article 145 du code de procédure civile, justifiant l’expertise, et s’il convenait d’y associer le maître d’œuvre de conception malgré la contestation sur l’objet de sa mission. Le juge rappelle d’abord le principe textuel, selon lequel « S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées ». Il s’appuie ensuite sur la jurisprudence de la Cour de cassation confiant aux juges un pouvoir souverain d’appréciation et admettant le rejet pour inutilité lorsque l’action au fond est manifestement irrecevable ou vouée à l’échec. Tout en retenant que les pièces « rendent vraisemblables l’existence des désordres évoqués », le juge écarte la demande d’exclusion visant le maître d’œuvre de conception en relevant qu’« il n’est pas démontré, avec l’évidence requise en référé, qu’ils soient dénués de tout lien avec la mission d’établissement du dossier de consultation des entreprises ». Il en déduit « qu’il serait prématuré de rejeter la demande d’expertise en ce qu’elle est dirigée à son encontre » et « qu’il existe un motif légitime d’établir ou de conserver, dès à présent, la preuve des faits ». Enfin, statuant sur les dépens, l’ordonnance rappelle qu’« en l’espèce, il est rappelé que le défendeur à la demande d’expertise fondée sur l’article 145 du Code de procédure civile ne peut être qualifié de perdant », entraînant la condamnation provisoire du maître d’ouvrage aux dépens.

I. Les conditions et l’office du juge sous l’article 145 du code de procédure civile

A. La vérification concrète du motif légitime à partir d’indices concordants
Le juge s’adosse à la définition textuelle du motif légitime et à la ligne jurisprudentielle selon laquelle son existence relève d’une appréciation souveraine. Il cite des décisions de la Cour de cassation rappelant que la mesure peut être refusée si elle est inutile, notamment lorsque l’action annoncée est manifestement irrecevable ou vouée à l’échec. Il confronte ensuite les pièces produites aux exigences du texte. Le procès-verbal de réception avec réserves, le prérapport de l’assureur dommages-ouvrage, la synthèse des incidents et le constat forment un faisceau suffisant pour objectiver un besoin probatoire préalable au fond.

La motivation retient que ces éléments « rendent vraisemblables l’existence des désordres évoqués » et suggèrent l’implication possible de plusieurs intervenants. Le standard appliqué demeure pragmatique, sans anticipation sur le fond, mais exige un minimum de consistance. En procédant ainsi, le juge se conforme à l’orthodoxie de l’article 145, lequel n’exige ni certitude du dommage ni détermination finale des responsables, mais une plausibilité sérieuse des faits à instruire. Le raisonnement s’inscrit dans la fonction conservatoire de la preuve et dans l’économie probatoire du référé, où l’examen demeure limité à l’utilité et à la légitimité de la mesure.

B. L’utilité de la mesure et le refus d’exclure un intervenant au stade in futurum
L’ordonnance précise le périmètre utile de la mesure au regard des missions des acteurs. Le maître d’œuvre de conception soutenait l’étrangeté de sa mission aux désordres d’exploitation. Le juge répond par une formule mesurée, mais décisive: « il n’est pas démontré, avec l’évidence requise en référé, qu’ils soient dénués de tout lien avec la mission d’établissement du dossier de consultation des entreprises ». Il ne tranche pas la responsabilité; il apprécie un lien potentiel suffisant pour ordonner l’expertise contradictoire à son encontre.

Cette position est cohérente avec la finalité probatoire de l’article 145. La mesure serait inutile si l’action annoncée était manifestement irrecevable ou infondée, ce que la jurisprudence admet. Tel n’est pas le cas lorsque le lien de causalité reste indéterminé, mais plausible, compte tenu de l’articulation entre conception, choix techniques, coordination et intégration d’un système d’équipements sensibles. La motivation selon laquelle « il serait prématuré de rejeter la demande d’expertise en ce qu’elle est dirigée à son encontre » confirme l’économie générale du contrôle: filtrer l’acharnement procédural, sans priver le contradictoire de sa substance lorsque les pièces convergent vers une explication technique encore incertaine.

II. La portée de l’ordonnance: périmètre des contradicteurs et neutralité des dépens

A. L’extension rationnelle du contradictoire à l’ensemble des locateurs d’ouvrage
Le dispositif confie à l’expert une mission large et structurée, orientée vers la causalité, la gravité, la temporalité et la répartition des responsabilités. Le juge prescrit de « vérifier l’existence des désordres allégués […] les décrire, en indiquer la nature, la gravité et la date d’apparition », d’« indiquer avec précision […] qui était chargé de les concevoir, de les réaliser, de les coordonner et de contrôler leur exécution », et de « donner tous éléments permettant d’apprécier les responsabilités encourues ». Le cœur de la mesure réside dans l’analyse technique croisée des interfaces, fréquente pour des systèmes de gestion technique intégrant plomberie, ventilation, électricité et supervision.

La portée de cette construction est double. Elle prévient des expertises successives, souvent coûteuses, en réunissant de manière précoce les acteurs pertinents, y compris l’entité assurant la maintenance. Elle contraint ensuite à traiter la question de la visibilité des désordres à la réception, de leur éventuelle évolution dans l’année de parfait achèvement et de leur incidence sur l’aptitude de l’ouvrage, autant d’entrées directement utiles pour ventiler les garanties légales et les obligations contractuelles.

B. La neutralité des dépens en matière d’article 145 et ses incidences pratiques
Le juge rappelle, en conformité avec la Cour de cassation, que le défendeur à une demande fondée sur l’article 145 n’est pas perdant au sens des articles 696 et 700 du code de procédure civile. La décision précise ainsi qu’« en l’espèce, il est rappelé que le défendeur à la demande d’expertise fondée sur l’article 145 du Code de procédure civile ne peut être qualifié de perdant », de sorte que le maître d’ouvrage est « provisoirement condamné aux entiers dépens ». Cette solution consolide la neutralité financière de l’instruction préalable, laquelle ne préjuge pas du sort de l’instance au fond ni de la charge finale des frais.

Cette neutralité est cohérente avec l’exécution provisoire de droit, rappelée par la mention selon laquelle « Les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire ». L’ordonnance aménage enfin une provision maîtrisée, encadre la temporalité du prérapport et les échanges contradictoires, et autorise, le cas échéant, l’intervention d’un sapiteur. L’ensemble crée un cadre probatoire efficace, au service d’un futur débat de fond plus éclairé, sans déplacer prématurément le curseur de la responsabilité ni altérer l’équilibre économique des positions procédurales avant toute décision sur le fond.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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