Tribunal judiciaire de Marseille, le 13 juin 2025, n°24/05387

Le juge des référés du tribunal judiciaire de Marseille, par ordonnance du 13 juin 2025, a statué sur un litige opposant une pharmacie aux intervenants d’un chantier de rénovation et à leurs assureurs, à la suite de dégradations causées à un robot distributeur de médicaments par des infiltrations d’eau. Cette décision illustre l’articulation entre les mesures provisoires susceptibles d’être ordonnées en référé et les limites de la compétence du juge des référés face à des contestations sérieuses.

Une société exploitant une officine de pharmacie avait acquis un robot automatique auprès d’un fabricant belge pour un montant de 146 000 euros. Parallèlement, elle avait entrepris des travaux de transformation de son local, sous la maîtrise d’œuvre d’un architecte. Les travaux avaient été confiés à une entreprise de construction. Après la livraison et l’installation du robot en avril 2023, un sinistre fut constaté lors de la mise en service prévue en novembre 2023. Un rapport d’expertise amiable révéla que le robot avait subi des infiltrations d’eau provenant de deux sources distinctes : des canalisations non neutralisées par l’entreprise de construction et des infiltrations par la toiture.

La pharmacie assigna en référé l’ensemble des intervenants et leurs assureurs, sollicitant à titre principal une provision correspondant au coût de réparation du robot, et subsidiairement la désignation d’un expert judiciaire. Les défendeurs opposèrent une fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de la pharmacie, celle-ci n’ayant pas intégralement réglé le prix du robot. Au fond, ils firent valoir l’existence de contestations sérieuses quant à la matérialité des désordres, leur origine et les responsabilités encourues.

La question principale soumise au juge des référés était de déterminer si une partie ayant acquis un bien sous réserve de propriété, dont elle n’a pas intégralement réglé le prix, dispose de la qualité pour agir en réparation des dommages causés à ce bien. La question subsidiaire portait sur les conditions de mise en œuvre de l’article 145 du code de procédure civile lorsque les responsabilités sont multiples et indéterminées.

Le juge des référés déclara l’action recevable, retenant que la pharmacie, bien que non propriétaire du robot, en avait la détention et supportait les risques en vertu d’une clause de transfert de risque. Il rejeta les demandes de provision pour contestations sérieuses, mais ordonna une expertise judiciaire sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, estimant que la pharmacie justifiait d’un motif légitime à faire établir la réalité et l’origine des désordres.

Cette décision appelle un commentaire en deux temps. Il convient d’examiner d’abord l’appréciation de l’intérêt à agir du détenteur d’un bien acquis sous réserve de propriété (I), avant d’analyser les conditions de mise en œuvre des mesures d’instruction ordonnées sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile (II).

I. La reconnaissance de l’intérêt à agir du détenteur supportant les risques

Le juge des référés a retenu une conception extensive de l’intérêt à agir en matière de responsabilité délictuelle (A), fondée sur la dissociation contractuelle entre propriété et risques (B).

A. L’autonomie de l’intérêt à agir par rapport au droit de propriété

Les défendeurs soutenaient que la pharmacie, n’ayant réglé qu’un acompte de 30 % du prix d’acquisition du robot, n’en était pas propriétaire et ne disposait donc pas de la qualité pour agir en réparation. Cette argumentation reposait sur une lecture restrictive de l’intérêt à agir, le limitant au seul propriétaire du bien endommagé.

Le juge des référés écarta cette fin de non-recevoir en retenant que « la société Pharmacie des Chutes Lavie n’a pas payé la totalité du robot et qu’elle n’en n’est donc pas propriétaire », tout en relevant qu’« elle en a la détention et supporte les risques sur la chose ». Il en déduisit qu’« elle dispose d’un intérêt à agir à l’encontre de son assureur et des éventuels responsables d’un dommage causé sur le bien ».

Cette solution s’inscrit dans une conception fonctionnelle de l’intérêt à agir au sens des articles 31 et 32 du code de procédure civile. L’intérêt légitime au succès d’une prétention ne se confond pas nécessairement avec la qualité de propriétaire. Celui qui subit effectivement les conséquences patrimoniales d’un dommage dispose d’un intérêt à en obtenir réparation, indépendamment de la titularité du droit de propriété sur le bien endommagé.

B. La portée de la clause de transfert des risques

Le fondement de la solution réside dans les stipulations contractuelles régissant la vente du robot. Les conditions générales prévoyaient une clause de réserve de propriété maintenant le vendeur propriétaire jusqu’au paiement intégral du prix. Toutefois, ces mêmes conditions stipulaient que « tous les risques inhérents aux matériaux sont tout de même à la charge du client dès le moment de la livraison ».

Cette dissociation entre propriété et risques, licite en droit français, emporte des conséquences importantes. L’acheteur supporte les conséquences de la perte ou de la détérioration de la chose, sans pouvoir invoquer son absence de propriété pour refuser le paiement du solde du prix. Symétriquement, il apparaît cohérent de lui reconnaître la qualité pour agir contre les tiers responsables du dommage.

Cette reconnaissance de l’intérêt à agir du détenteur des risques présente une portée pratique considérable dans les opérations commerciales comportant des clauses de réserve de propriété. Elle permet d’éviter des situations où le préjudice effectivement subi par l’acquéreur demeurerait sans réparation au motif que seul le vendeur, resté propriétaire, aurait qualité pour agir.

II. L’expertise judiciaire ordonnée en présence de contestations sérieuses

La décision distingue le traitement de la demande de provision, rejetée pour contestations sérieuses (A), de celui de la demande d’expertise, accueillie sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile (B).

A. Le rejet des demandes de provision face à la pluralité des responsabilités potentielles

La pharmacie sollicitait une provision de 74 075,75 euros correspondant au devis de réparation du robot. Elle fondait sa demande sur le rapport d’expertise amiable qui identifiait plusieurs sources potentielles du sinistre et mettait en cause la responsabilité combinée de multiples intervenants.

Le juge des référés rejeta cette demande, estimant que « ce rapport, à lui seul, est insuffisant pour caractériser la matérialité des désordres, leur origine, les éventuelles fautes commises, ainsi que les responsabilités encourues ». Il ajouta que « les autres éléments du dossier ne permettent pas de corroborer les conclusions de cette expertise réalisée non contradictoirement et discutée par les parties ».

Cette solution illustre l’application rigoureuse de l’article 835 du code de procédure civile, qui subordonne l’octroi d’une provision à l’absence de contestation sérieuse sur l’existence de l’obligation. Le rapport d’expertise amiable identifiait lui-même une pluralité de responsables potentiels incluant le fabricant, l’architecte, l’entreprise de construction et la pharmacie elle-même. Cette multiplicité des imputations possibles constituait une contestation sérieuse excluant la compétence du juge des référés pour allouer une provision.

B. L’autonomie de la mesure d’instruction par rapport au fond du litige

Le juge des référés ordonna néanmoins une expertise judiciaire sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile. Ce texte permet d’ordonner des mesures d’instruction « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ».

La décision rappelle que « l’existence de contestations, même sérieuses, y compris relatives à la prescription ou la forclusion de l’action au fond, ne constitue pas un obstacle à la mise en œuvre des dispositions de l’article précité ». Le juge précise qu’il lui appartient « uniquement de caractériser le motif légitime d’ordonner une mesure d’instruction, sans qu’il soit nécessaire de procéder préalablement à l’examen de la recevabilité d’une éventuelle action, non plus que de ses chances de succès sur le fond ».

Cette autonomie de la mesure d’instruction par rapport au fond du litige constitue le principe directeur de l’article 145. Il suffit de constater « qu’un tel procès est possible, qu’il a un objet et un fondement suffisamment déterminés, que sa solution peut dépendre de la mesure d’instruction sollicitée ». La référence à la jurisprudence de la Cour de cassation, notamment l’arrêt de la deuxième chambre civile du 10 décembre 2020, confirme que le motif légitime doit être constitué par « un ou plusieurs faits précis, objectifs et vérifiables qui démontrent l’existence d’un litige plausible ».

L’expertise ordonnée permettra de déterminer la réalité et l’origine des désordres, les responsabilités encourues et l’évaluation des préjudices. Cette mesure préparatoire au procès au fond illustre la fonction probatoire de l’article 145, distinct de la fonction provisoire de l’article 835. Le même litige peut ainsi donner lieu au rejet d’une provision et à l’admission d’une expertise, ces deux mesures obéissant à des régimes juridiques distincts.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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