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L’ordonnance de référé rendue par le juge des référés du tribunal judiciaire de Nice le 19 juin 2025 illustre le mécanisme probatoire de l’article 145 du code de procédure civile. Cette disposition autorise toute partie justifiant d’un motif légitime à solliciter une mesure d’instruction avant tout procès au fond. En l’espèce, une société civile immobilière propriétaire d’un bien dont le mur de soutènement a été partiellement détruit lors des intempéries des 19 et 20 octobre 2023 a assigné son assureur en référé pour obtenir la désignation d’un expert judiciaire.
Les faits de la cause se résument ainsi. La société civile immobilière est propriétaire de parcelles sur lesquelles se trouve un mur de soutènement. Ce mur a subi des dommages à la suite d’intempéries survenues les 19 et 20 octobre 2023. La société avait souscrit auprès de la défenderesse un contrat d’assurance multirisques immeuble. Un rapport d’expertise amiable a été établi le 5 juin 2024 par un cabinet mandaté par l’assureur. Un différend est né entre les parties quant à la prise en charge du sinistre.
Sur le plan procédural, la société demanderesse a fait assigner la compagnie d’assurance par acte de commissaire de justice en date du 4 mars 2025. Elle sollicitait du juge des référés qu’il ordonne une expertise judiciaire sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile. La défenderesse, bien que régulièrement assignée par remise à personne se disant habilitée, n’a pas comparu. L’affaire a été retenue à l’audience du 25 mars 2025 et mise en délibéré au 16 mai 2025, délibéré prorogé au 19 juin 2025.
La question juridique soumise au juge des référés était de déterminer si la demanderesse justifiait d’un motif légitime au sens de l’article 145 du code de procédure civile lui permettant d’obtenir une mesure d’expertise avant tout procès.
Le juge des référés a fait droit à la demande. Il a considéré que « la demande d’expertise en l’état des difficultés apparues et des désordres constatés mais également du différent opposant les parties est parfaitement justifiée ; elle fournira à la juridiction éventuellement saisie les éléments d’ordre technique indispensables à la solution du litige ». Un expert a été commis avec une mission détaillée portant sur la vérification des désordres, la recherche de leurs causes et l’évaluation des travaux de remise en état.
I. Les conditions d’octroi de la mesure d’instruction in futurum
A. L’exigence d’un motif légitime appréciée avec souplesse
L’article 145 du code de procédure civile subordonne l’octroi d’une mesure d’instruction à l’existence d’un « motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ». Cette formulation traduit la volonté du législateur de permettre aux justiciables d’accéder à un mécanisme probatoire préventif. Le texte n’exige pas que le demandeur démontre le bien-fondé de ses prétentions au fond. Il suffit qu’il établisse que la mesure sollicitée est susceptible de lui être utile dans un litige futur.
En l’espèce, le juge des référés de Nice a procédé à un contrôle classique du motif légitime. La demanderesse produisait trois éléments : son titre de propriété, les conditions générales de son contrat d’assurance multirisques immeuble et le rapport d’expertise amiable du 5 juin 2024. Le juge a estimé que « la lecture de ces éléments conduit à considérer que la demande d’expertise […] est parfaitement justifiée ». Cette appréciation révèle que le motif légitime s’analyse principalement au regard de l’utilité de la mesure sollicitée pour éclairer un litige potentiel.
La jurisprudence de la Cour de cassation a progressivement assoupli les conditions d’octroi de l’expertise in futurum. L’assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 7 janvier 2011 que l’article 145 « n’exige pas que la partie demanderesse établisse l’existence du fait qu’elle invoque, ni que ce fait lui soit imputable » (Ass. plén., 7 janvier 2011, n° 09-14.316). Cette solution favorable au demandeur à la mesure d’instruction permet de ne pas préjuger du fond. Le juge des référés ne doit pas statuer sur la réalité des désordres ni sur les responsabilités encourues. Il lui appartient seulement de vérifier que la mesure sollicitée présente une utilité pour un procès futur qui n’est pas manifestement voué à l’échec.
L’ordonnance commentée s’inscrit dans cette ligne jurisprudentielle libérale. Le juge n’a pas recherché si les désordres étaient effectivement couverts par la garantie contractuelle. Il n’a pas davantage examiné si l’assureur avait des motifs légitimes de refuser sa garantie. Il s’est contenté de constater l’existence de désordres, l’existence d’un contrat d’assurance et l’existence d’un différend entre les parties.
B. L’absence d’instance au fond comme condition préalable
L’article 145 du code de procédure civile réserve la mesure d’instruction in futurum à l’hypothèse où aucun procès au fond n’est encore engagé. La condition tenant à l’absence de procès au fond est essentielle car elle distingue cette mesure de celle prévue par l’article 143 du même code, qui permet au juge saisi du principal d’ordonner une mesure d’instruction. En l’espèce, cette condition ne faisait pas difficulté. Aucun élément du dossier ne laissait supposer qu’une instance au fond ait été introduite.
L’exigence d’antériorité par rapport à tout procès au fond a été précisée par la Cour de cassation. Elle a jugé que la condition est remplie dès lors que la demande de mesure d’instruction est formée avant toute assignation au fond, même si une instance au fond est ultérieurement introduite (Civ. 2e, 11 mai 1993, n° 91-21.282). Cette solution pratique permet d’éviter qu’une partie ne puisse faire échec à une mesure d’instruction in futurum en saisissant précipitamment la juridiction du fond.
L’ordonnance du tribunal judiciaire de Nice respecte cette condition temporelle. La société demanderesse a agi exclusivement sur le terrain probatoire sans engager parallèlement une action au fond contre son assureur. Le juge des référés a d’ailleurs pris soin de rappeler cette condition en indiquant dans le dispositif qu’il « renvoie les parties à se pourvoir ainsi qu’elles aviseront » au principal. Cette formule traditionnelle rappelle que la mesure d’instruction ne préjuge en rien du fond et que les parties conservent leur entière liberté quant à l’engagement d’un procès ultérieur.
II. La portée de la décision ordonnant l’expertise judiciaire
A. L’étendue de la mission expertale comme révélateur des enjeux du litige
L’ordonnance commentée confie à l’expert une mission particulièrement étendue. Cette mission comprend plusieurs chefs qui révèlent les enjeux du litige potentiel entre l’assuré et son assureur. L’expert doit notamment « vérifier la réalité des désordres invoqués », « rechercher et indiquer la ou les causes de ces désordres » et « fournir tous éléments techniques et de fait de nature à permettre, le cas échéant, à la juridiction compétente de déterminer les responsabilités éventuellement encourues ».
La formulation de la mission révèle que le litige sous-jacent porte vraisemblablement sur les conditions de mise en jeu de la garantie contractuelle. Le contrat d’assurance multirisques immeuble couvre généralement les dommages causés par des événements climatiques sous certaines conditions. L’expert devra déterminer si les désordres proviennent effectivement des intempéries ou s’ils trouvent leur origine dans « une erreur de conception », « un vice de matériaux », « une malfaçon dans la mise en œuvre » ou « une négligence dans l’entretien ». Ces distinctions sont déterminantes pour l’application des clauses contractuelles.
Le juge des référés a également demandé à l’expert de « fournir tous éléments d’appréciation des préjudices subis et donner son avis » ainsi que de recueillir des devis de travaux. Ces éléments permettront le cas échéant de chiffrer l’indemnisation due par l’assureur si sa garantie est retenue. L’expert dispose ainsi d’une mission complète qui couvre tant les aspects techniques relatifs à la cause des désordres que les aspects économiques relatifs à leur réparation.
B. Les garanties procédurales entourant le déroulement de l’expertise
L’ordonnance du tribunal judiciaire de Nice illustre le souci du juge des référés d’encadrer le déroulement de l’expertise par des garanties procédurales rigoureuses. Le juge a précisé que « l’expert devra accomplir sa mission en présence des parties ou elles dûment convoquées, les entendre en leurs explications et répondre à l’ensemble de leurs derniers dires récapitulatifs conformément aux nouvelles dispositions de l’article 276 du code de procédure civile ».
Le respect du contradictoire est la garantie fondamentale de l’expertise judiciaire. L’article 16 du code de procédure civile impose au juge de faire observer et d’observer lui-même le principe de la contradiction. Cette exigence s’applique également aux mesures d’instruction confiées à un technicien. L’expert doit permettre aux parties de discuter les constatations qu’il effectue et les conclusions qu’il envisage de formuler.
L’ordonnance prévoit également des délais précis pour le déroulement de l’expertise. La consignation doit intervenir au plus tard le 27 août 2025, le rapport doit être déposé au plus tard le 1er avril 2026. Ces délais peuvent être prorogés sur demande motivée de l’expert. Le juge a en outre imposé à l’expert de laisser « un délai de 6 semaines aux parties pour formuler leurs observations sur ce pré rapport ». Ce délai substantiel permet un véritable débat contradictoire sur les conclusions expertales avant le dépôt du rapport définitif.
La mise en œuvre de la plateforme OPALEXE pour la dématérialisation des échanges témoigne de la modernisation des pratiques expertales. Cette plateforme, instituée par l’arrêté du 14 juin 2017, permet de sécuriser et d’accélérer les échanges entre l’expert, les parties et le greffe. Son utilisation demeure toutefois subordonnée à l’accord des parties.
L’ensemble de ces garanties procédurales vise à assurer la qualité et la fiabilité du rapport d’expertise qui sera produit devant la juridiction du fond si un procès est engagé. La Cour de cassation exerce un contrôle sur le respect de ces garanties et censure les décisions fondées sur des rapports d’expertise établis en méconnaissance du contradictoire.