Tribunal judiciaire de Paris, le 17 juin 2025, n°24/51770

L’expertise in futurum constitue un mécanisme procédural essentiel permettant à tout justiciable de préconstituer la preuve de faits dont pourrait dépendre un litige futur. Elle suppose néanmoins la démonstration d’un motif légitime reposant sur des éléments objectifs. L’ordonnance rendue par le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris le 17 juin 2025 illustre les exigences requises pour obtenir une telle mesure dans un contexte de copropriété.

Une propriétaire d’un appartement situé au quatrième étage d’un immeuble parisien a subi un dégât des eaux en décembre 2021. Une expertise unilatérale réalisée en janvier 2022 a conclu à une fuite sur la colonne commune entre le quatrième et le cinquième étage. Le syndicat des copropriétaires a fait réaliser des travaux en septembre 2022, lesquels ont permis de rétablir le bon fonctionnement des évacuations. Un procès-verbal de constat dressé en mars 2025 a relevé des traces anciennes de dégâts des eaux dans un logement manifestement non habité et non rénové.

La propriétaire a assigné le syndicat des copropriétaires et plusieurs copropriétaires devant le juge des référés par acte du 4 mars 2024, sollicitant une mesure d’expertise sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile ainsi qu’une provision ad litem. Le syndicat des copropriétaires s’est opposé à ces demandes en faisant valoir que les travaux réalisés en 2022 avaient résolu le problème. Les anciens propriétaires d’un lot ont été mis hors de cause après l’intervention volontaire de leur fille, devenue propriétaire par donation, et de son assureur.

La question posée au juge des référés était de déterminer si la demanderesse justifiait d’un motif légitime au sens de l’article 145 du code de procédure civile pour obtenir une mesure d’expertise concernant des désordres affectant les canalisations communes de l’immeuble.

Le juge des référés a rejeté la demande d’expertise au motif que la requérante ne démontrait l’existence d’aucun désordre nouveau depuis les travaux de 2022 et que les dégradations constatées en 2025 apparaissaient anciennes. Il a précisé qu’une « mesure d’expertise judiciaire n’a pas vocation à permettre à un copropriétaire de solliciter une forme d’audit des installations sanitaires de l’immeuble ».

Cette décision conduit à examiner d’abord l’appréciation restrictive du motif légitime en matière de copropriété (I), puis les limites ainsi posées à l’expertise préventive comme instrument de politique procédurale (II).

I – L’appréciation restrictive du motif légitime en matière de copropriété

Le juge des référés délimite avec précision les contours du motif légitime (A) avant de soumettre sa caractérisation à une exigence probatoire rigoureuse (B).

A – La délimitation du motif légitime par le caractère actuel du préjudice

L’article 145 du code de procédure civile permet d’obtenir une mesure d’instruction avant tout procès lorsqu’existe un motif légitime de conserver ou d’établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige. Le juge des référés rappelle dans cette ordonnance que « si le litige au fond peut n’être qu’éventuel, la mesure sollicitée doit toutefois reposer sur des faits précis, objectifs et vérifiables, qui permettent de projeter ce litige futur comme plausible et crédible ».

Cette formulation synthétise la jurisprudence constante de la Cour de cassation qui exige que le demandeur établisse le caractère suffisamment déterminé du fondement et de l’objet du procès envisagé. Le juge ne préjuge pas des responsabilités ni des chances de succès du litige futur. Il vérifie seulement que celui-ci n’est pas manifestement voué à l’échec.

En l’espèce, la difficulté tenait à l’ancienneté des désordres invoqués. Le dégât des eaux initial datait de décembre 2021. Les travaux de remise en état des canalisations communes avaient été effectués en septembre 2022. Le procès-verbal de constat produit par la demanderesse, dressé en mars 2025, ne révélait aucune fuite active mais uniquement des « traces d’anciens dégâts des eaux » et des « traces d’humidité anciennes ». Le juge en déduit que les dégradations sont « vraisemblablement consécutives au dégât des eaux de fin 2021/début 2022 ».

L’absence de désordre nouveau depuis les travaux réalisés par le syndicat prive la demande de son assise factuelle. Le motif légitime suppose une projection vers un litige futur crédible. Or un litige fondé sur des dommages anciens et réparés ne présente pas ce caractère de crédibilité.

B – L’exigence d’éléments objectivés démontrant un préjudice actuel

Le juge des référés impose au demandeur de rapporter des éléments de preuve objectifs à l’appui de sa demande d’expertise. Cette exigence se comprend au regard de la nature même de la mesure sollicitée. L’expertise in futurum vise à établir des faits. Elle ne peut servir à rechercher des faits dont l’existence même n’est pas établie de manière minimale.

La demanderesse invoquait le caractère « provisoire et insuffisant » des travaux de 2022 ainsi que la vétusté du réseau d’évacuation de l’immeuble. Le juge relève qu’elle « n’apporte pas d’éléments objectivés qui démontrerait un quelconque préjudice ». La production de deux déclarations de sinistre concernant d’autres logements, datant de 2010 et 2024, est jugée insuffisante.

Cette analyse révèle une conception stricte du motif légitime. Le demandeur ne peut se contenter d’allégations générales sur l’état des parties communes. Il doit établir un lien entre un désordre actuel ou imminent et un préjudice qu’il subit personnellement. Le juge refuse de confondre l’expertise judiciaire avec une mission d’investigation prospective.

La charge de la preuve pèse intégralement sur le demandeur à l’expertise. Les défendeurs n’ont pas à démontrer l’absence de désordre. Ils peuvent se borner à contester la pertinence des éléments produits et à justifier des mesures prises pour remédier aux problèmes signalés.

II – Les limites de l’expertise préventive comme instrument de contrôle des parties communes

Le juge refuse de faire de l’expertise judiciaire un outil d’audit de la copropriété (A), tout en préservant l’autonomie décisionnelle du syndicat des copropriétaires (B).

A – Le refus de transformer l’expertise judiciaire en audit technique

L’ordonnance contient une formule remarquable selon laquelle « une mesure d’expertise judiciaire n’a pas vocation à permettre à un copropriétaire de solliciter une forme d’audit des installations sanitaires de l’immeuble ». Cette affirmation délimite clairement la fonction de l’expertise in futurum.

L’article 145 du code de procédure civile poursuit une finalité probatoire. Il permet de préconstituer la preuve de faits en vue d’un procès potentiel. Il ne constitue pas un mécanisme de contrôle technique des équipements collectifs. Le copropriétaire qui souhaite une vérification générale de l’état des canalisations doit emprunter d’autres voies.

Cette distinction préserve la spécificité de la mesure d’instruction in futurum. Celle-ci suppose l’existence d’un litige potentiel entre des parties identifiées portant sur des faits déterminés. Un audit technique répond à une logique différente. Il vise à dresser un état des lieux complet sans préjuger d’un contentieux particulier.

Le juge évite ainsi l’instrumentalisation de la procédure de référé. Un copropriétaire mécontent de l’état des parties communes ne peut contourner les organes de la copropriété en sollicitant systématiquement une expertise judiciaire. Cette mesure conserve un caractère exceptionnel justifié par la perspective d’un litige sérieux.

B – La préservation de l’autonomie décisionnelle du syndicat des copropriétaires

Le juge des référés relève que le syndicat des copropriétaires a voté le 6 février 2024 un budget destiné à financer une étude de l’assainissement des réseaux sur toute la hauteur de l’immeuble. Cette circonstance renforce le rejet de la demande d’expertise.

Les décisions relatives à l’entretien et à la réfection des parties communes relèvent de la compétence de l’assemblée générale des copropriétaires. Le syndicat dispose d’un pouvoir d’appréciation quant aux mesures à entreprendre et au calendrier de leur mise en œuvre. L’intervention du juge des référés ne saurait se substituer à cette autonomie décisionnelle.

Le vote d’une étude technique par l’assemblée générale démontre que le syndicat n’est pas inactif face aux problèmes de vétusté des canalisations. La demande d’expertise judiciaire apparaît dès lors superfétatoire. Elle conduirait à imposer une mesure parallèle à celle déjà décidée par les organes compétents de la copropriété.

Cette solution préserve l’équilibre institutionnel du droit de la copropriété. Le juge des référés n’est pas un organe de surveillance de la gestion des immeubles collectifs. Son intervention se limite aux situations où un intérêt légitime à agir en justice est caractérisé. En l’absence d’un tel intérêt, le copropriétaire doit exercer ses droits au sein des instances de la copropriété ou saisir le juge du fond s’il estime que le syndicat manque à ses obligations.

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Hassan KOHEN
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