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Le contentieux de l’expertise judiciaire en matière de construction soulève des questions récurrentes touchant tant à la compétence territoriale qu’aux conditions de mise en œuvre des mesures d’instruction in futurum. La présente ordonnance de référé rendue par le Tribunal judiciaire de Paris le 18 juin 2025 illustre ces problématiques à travers un litige opposant une SCI propriétaire d’un château et d’écuries à une entreprise de travaux et à un architecte au sujet de malfaçons alléguées.
Une SCI a fait réaliser des travaux de rénovation sur un château et des écuries. À la suite de la réception des ouvrages, des désordres sont apparus, notamment un soulèvement du parquet, des défauts dans la pose de la zinguerie ainsi que des fenêtres et portes défectueuses. Un constat de commissaire de justice a été dressé le 22 juin 2023 pour établir ces malfaçons. La SCI a alors décidé d’agir en justice pour obtenir la désignation d’un expert.
Par assignations délivrées les 31 mars, 4 et 15 avril 2025, la SCI a saisi le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris aux fins de voir ordonner une mesure d’expertise sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile. Elle a attrait l’entreprise ayant réalisé les travaux, le cabinet d’architecture et la mutuelle des architectes français. L’entreprise a formulé des protestations et réserves. La société d’architecture a soulevé une exception d’incompétence territoriale, faisant valoir que l’immeuble litigieux n’était pas situé dans le ressort du tribunal de Paris. À titre subsidiaire, elle a formulé des protestations et réserves. La mutuelle n’a pas comparu.
Le juge des référés devait déterminer si le Tribunal judiciaire de Paris était territorialement compétent pour connaître d’une demande d’expertise portant sur des désordres affectant un immeuble situé hors de son ressort, puis si les conditions de l’article 145 du code de procédure civile étaient réunies pour ordonner la mesure sollicitée.
Le juge rejette l’exception d’incompétence en retenant que « le juge territorialement compétent pour statuer sur une requête ou en référé sur une demande fondée sur le premier de ces textes est le président du tribunal susceptible de connaître de l’instance au fond ou celui du tribunal dans le ressort duquel les mesures d’instruction in futurum sollicitées doivent, même partiellement, être exécutées ». Sur le fond, il ordonne l’expertise en constatant l’existence d’un motif légitime résultant des pièces produites.
Cette décision mérite analyse tant au regard de l’appréciation de la compétence territoriale en matière d’expertise in futurum (I) que des conditions de fond gouvernant le prononcé de telles mesures (II).
I. La détermination de la compétence territoriale en matière d’expertise in futurum
La question de la compétence territoriale pour connaître des demandes d’expertise fondées sur l’article 145 du code de procédure civile suscite un contentieux nourri. Le juge doit articuler les règles de droit commun avec les spécificités des mesures d’instruction avant tout procès (A), ce qui conduit à l’application d’un critère alternatif favorable au demandeur (B).
A. L’articulation des règles de compétence de droit commun
L’exception d’incompétence soulevée par la société d’architecture reposait sur une lecture littérale des règles de compétence territoriale. L’article 42 du code de procédure civile pose le principe de la compétence du tribunal du lieu du domicile du défendeur. L’article 46 du même code offre des options supplémentaires selon la nature du litige. En matière mixte, ce texte désigne « la juridiction du lieu où est situé l’immeuble ».
La défenderesse pouvait légitimement soutenir que le litige, portant sur des travaux immobiliers, relevait de la matière mixte. L’immeuble n’étant pas situé à Paris, le tribunal de ce ressort aurait été incompétent selon cette analyse. Le juge écarte cette argumentation en relevant que « la seule circonstance que la mesure d’expertise sollicitée concerne un immeuble ne saurait justifier l’abandon de cette jurisprudence ».
Cette position s’inscrit dans une logique propre aux mesures d’instruction in futurum. L’article 145 du code de procédure civile institue un régime autonome visant à préserver les preuves avant tout procès. La finalité probatoire de cette procédure justifie que les règles de compétence s’apprécient différemment d’une action au fond.
B. Le critère alternatif du lieu d’exécution des mesures
Le juge fonde sa compétence sur la jurisprudence de la Cour de cassation, citant expressément l’arrêt de la deuxième chambre civile du 2 juillet 2020. Selon cette décision, le juge compétent est « le président du tribunal susceptible de connaître de l’instance au fond ou celui du tribunal dans le ressort duquel les mesures d’instruction in futurum sollicitées doivent, même partiellement, être exécutées ».
Cette règle alternative présente un double avantage pratique. Elle permet au demandeur de saisir le juge du lieu où l’expertise sera matériellement réalisée. Elle autorise également la saisine du tribunal potentiellement compétent au fond, facilitant ainsi la continuité procédurale entre la phase probatoire et le litige principal.
L’adverbe « partiellement » revêt une importance particulière. Il suffit qu’une partie des opérations d’expertise doive être accomplie dans le ressort du tribunal saisi. Cette interprétation souple favorise l’efficacité des mesures d’instruction. Elle évite les conflits de compétence paralysants dans les litiges impliquant plusieurs lieux d’exécution ou plusieurs défendeurs domiciliés dans des ressorts différents.
II. Les conditions substantielles de la mesure d’expertise in futurum
Au-delà de la compétence, le prononcé d’une expertise suppose la démonstration d’un motif légitime (A). Cette exigence minimale n’implique aucun préjugé sur l’issue du litige éventuel (B).
A. L’exigence d’un motif légitime de conservation des preuves
L’article 145 du code de procédure civile subordonne la mesure d’instruction à l’existence d’un « motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ». Le juge constate que ce motif est établi au regard des pièces produites par la demanderesse.
L’ordonnance mentionne notamment « le rapport de commissaire de justice établi le 22 juin 2023 et échanges de mails entre les parties ». Ces éléments attestent de désordres précis : « soulèvement du parquet, pose de la zinguerie, des fenêtres et des portes défectueuses ». Le juge relève un « lien possible avec les interventions de l’entreprise » et note que ces désordres affectent « l’usage normal des bureaux et de l’habitat ».
La démonstration exigée demeure légère à ce stade. Le demandeur doit simplement établir la vraisemblance des faits allégués et leur pertinence pour un litige potentiel. La production d’un constat d’huissier antérieur et d’échanges entre les parties suffit à caractériser le motif légitime. Cette appréciation souple favorise l’accès à l’expertise préventive.
B. L’absence de préjugé sur le fond du litige
Le juge rappelle explicitement que l’application de l’article 145 « n’implique aucun préjugé sur la recevabilité et le bien-fondé des demandes formées ultérieurement, sur la responsabilité des personnes appelées comme partie à la procédure, ni sur les chances du procès susceptible d’être engagé ». Cette précision revêt une importance capitale.
La mesure d’expertise in futurum constitue un outil de préparation du litige, non une anticipation de son issue. Les défendeurs ayant formulé des « protestations et réserves » conservent l’intégralité de leurs moyens de défense au fond. L’expertise ne préjuge en rien de la qualification des désordres, de leur imputabilité ou de l’existence d’un préjudice indemnisable.
Cette neutralité procédurale explique la mission étendue confiée à l’expert. Celui-ci devra « fournir tout renseignement de fait permettant au tribunal de statuer sur les éventuelles responsabilités encourues ». L’emploi du terme « éventuelles » confirme que rien n’est acquis à ce stade. L’expertise éclairera le juge du fond sans lier son appréciation. Les parties disposeront ainsi des éléments techniques nécessaires à la résolution de leur différend, que celle-ci intervienne par voie judiciaire ou transactionnelle.