Tribunal judiciaire de Paris, le 19 juin 2025, n°23/11147

Le contrat de dépôt, figure classique du droit des obligations, impose au dépositaire une obligation de garde et de restitution de la chose confiée. La détermination du régime de responsabilité applicable et l’étendue des obligations corrélatives soulèvent des difficultés lorsque le déposant a consenti à libérer le dépositaire de ses engagements.

Le tribunal judiciaire de Paris, dans un jugement du 19 juin 2025, apporte une réponse à la question des effets d’une telle décharge.

Un artiste avait déposé quarante œuvres auprès d’une galerie d’art en novembre 2020. En juillet 2022, il mit fin à sa collaboration et sollicita la restitution de ses créations. Quatre œuvres furent détruites, une autre conservée par la galerie. L’artiste signa un document attestant avoir repris l’intégralité des objets confiés et libérant la galerie « de tous les accords qui [les] liaient et de toutes ses obligations ». Par acte du 18 juillet 2023, il assigna la galerie en restitution et en réparation du préjudice résultant de la destruction des quatre œuvres, invoquant à titre principal la responsabilité délictuelle, subsidiairement la responsabilité contractuelle. La galerie forma une demande reconventionnelle pour dénigrement.

La question posée au tribunal était double. Il s’agissait de déterminer si le dépositaire pouvait voir sa responsabilité engagée pour destruction d’œuvres malgré une décharge signée par le déposant. Il convenait également d’apprécier si des courriels adressés à des tiers, critiquant le comportement de la galerie, constituaient un dénigrement fautif.

Le tribunal déboute l’artiste de sa demande en réparation. Il juge que la relation entre les parties s’analyse comme un contrat de dépôt, excluant le fondement délictuel invoqué à titre principal. Il retient ensuite que l’écrit signé par l’artiste, par lequel il reconnaît avoir repris l’intégralité des objets et libère la galerie de toutes ses obligations, fait obstacle à tout grief tiré de la destruction des œuvres. Il rejette également la demande reconventionnelle pour dénigrement, estimant que l’information donnée individuellement par courriel à plusieurs artistes ne caractérise pas un tel acte.

L’intérêt de cette décision réside dans l’articulation entre le régime probatoire du contrat de dépôt et les effets d’une décharge unilatérale (I), ainsi que dans la délimitation des frontières entre liberté d’expression et dénigrement (II).

I. La qualification contractuelle et ses conséquences sur la charge de la preuve

Le tribunal procède d’abord à la qualification de la relation unissant les parties (A), avant d’en tirer les conséquences sur l’obligation de restitution (B).

A. La caractérisation du contrat de dépôt par faisceau d’indices

Le tribunal rappelle que « le dépôt, en général, est un acte par lequel on reçoit la chose d’autrui, à la charge de la garder et de la restituer en nature ». La preuve de son existence, lorsque la valeur excède 1 500 euros, obéit aux règles de l’article 1359 du code civil.

Le tribunal retient l’existence d’un commencement de preuve par écrit corroboré par d’autres éléments. Un courrier du conseil de la galerie évoquait des « pièces que vous saviez mises en dépôt ». Des échanges de courriels mentionnaient « les pièces en dépôt » et des « projets de contrat de dépôt ». La juridiction conclut qu’« il est ainsi constant que [l’artiste] a déposé à la galerie, en novembre 2020, quarante œuvres d’art, œuvres que la galerie reconnaît avoir eu en dépôt ».

Cette qualification emporte une conséquence procédurale déterminante. Le tribunal juge que « dès lors qu’un dommage est causé par l’inexécution d’une obligation contractuelle, l’action en réparation exercée par le créancier de cette obligation est nécessairement fondée sur le droit de la responsabilité contractuelle ». La demande principale sur le fondement délictuel ne peut donc prospérer. Cette solution s’inscrit dans la jurisprudence constante prohibant l’option entre les deux ordres de responsabilité.

B. L’effet extinctif de la décharge sur l’obligation de restitution

L’article 1932 du code civil impose au dépositaire de « rendre identiquement la chose même qu’il a reçue ». L’article 1353 alinéa 2 précise que « celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation ».

Le tribunal relève l’existence d’un écrit du 21 juillet 2022 par lequel l’artiste « atteste avoir repris ce jour à la galerie […] l’intégralité des objets restant confiés à ses soins ». Cet écrit comportait la mention suivante : « je reconnais avoir reçu en mains propres les objets détaillés ci-dessus et libérer de ce fait la galerie […] de tous les accords qui nous liaient et de toutes ses obligations à mon égard ».

L’artiste soutenait avoir été contraint de signer ce document. Le tribunal constate qu’« il échoue à apporter la preuve d’une pression exercée à son encontre pour cette signature ». Cette solution est conforme au principe selon lequel la charge de la preuve du vice du consentement incombe à celui qui l’invoque.

Le tribunal en déduit qu’« au regard de cet élément par lequel [l’artiste] reconnaît que la galerie est libérée de toute obligation à son égard, il ne saurait être fait le grief à cette dernière d’avoir détruit quatre œuvres ». La décharge produit ainsi un effet extinctif sur l’ensemble des obligations nées du dépôt, y compris celles dont l’inexécution était antérieure à sa signature. Cette solution mérite discussion. Une décharge ne saurait logiquement couvrir une inexécution déjà consommée que si le créancier en avait connaissance. Le tribunal ne s’interroge pas sur ce point, retenant une conception extensive de l’effet libératoire.

II. Les limites de la responsabilité pour dénigrement en dehors du champ concurrentiel

Le tribunal examine successivement la qualification des propos litigieux (A) et les conditions du dénigrement hors rapport de concurrence (B).

A. L’exclusion du fondement délictuel pour les abus de la liberté d’expression

La galerie invoquait les qualificatifs de « voleurs » et d’« escrocs » employés par l’artiste. Le tribunal rappelle que « les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881, ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1240 du code civil ». Il précise que « s’agissant d’insultes, le droit commun ne saurait être invoqué sous peine de contourner le régime spécifique susmentionné ».

Cette position s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence de la Cour de cassation qui sanctionne les tentatives de contournement du régime de la presse. Les propos injurieux ou diffamatoires relèvent exclusivement de la loi du 29 juillet 1881 avec ses règles procédurales particulières. Le recours à l’article 1240 du code civil constituerait un détournement de procédure privant le défendeur des garanties attachées au droit de la presse.

La seule exception admise concerne le « dénigrement de produits et services », que le tribunal réserve expressément. Cette distinction entre critique des personnes et critique des produits structure le contentieux de la réputation commerciale.

B. L’absence de dénigrement en l’absence d’intention de nuire

Le tribunal examine ensuite les courriels adressés par l’artiste à d’autres collaborateurs de la galerie. Il juge que « l’information donnée individuellement par courriel […] selon laquelle il intente une action en justice estimant être personnellement victime d’un comportement abusif de la galerie […] n’est pas de nature à constituer un acte de dénigrement en l’absence d’intention de nuire ou de détourner la clientèle de la galerie ».

Deux éléments sont déterminants. Le caractère individuel de la communication s’oppose à la publicité qu’exige traditionnellement le dénigrement. La sollicitation d’attestations dans le cadre d’un procès relève de l’exercice normal des droits de la défense.

Le tribunal ajoute que « lorsque le dénigrement ne peut constituer un acte de concurrence déloyale du fait de l’absence de rapports concurrentiels ou de clientèle commune entre l’auteur et la victime, le discrédit publiquement jeté sur un produit ou une entreprise peut constituer une faute civile selon les circonstances ». Cette formulation reconnaît la possibilité d’un dénigrement hors champ concurrentiel mais en subordonne la caractérisation à des circonstances particulières, non réunies en l’espèce. L’absence d’intention de nuire et le caractère privé des échanges excluent toute faute.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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