Tribunal judiciaire de St Denis, le 19 juin 2025, n°24/00553

La construction d’un important ensemble immobilier à proximité immédiate d’une propriété privée engendre fréquemment des tensions entre maîtres d’ouvrage et riverains. Le juge des référés du tribunal judiciaire de Saint-Denis de La Réunion, par ordonnance du 19 juin 2025, s’est prononcé sur une demande d’expertise in futurum formée par une propriétaire se plaignant de désordres et nuisances causés par l’édification d’un complexe de trente et un logements sociaux sur le terrain contigu au sien.

Une propriétaire avait reçu par donation, le 15 avril 2013, une maison d’habitation située à La Possession. Un bailleur social a obtenu, le 3 août 2022, un permis de construire pour l’édification d’un immeuble de trente et un logements et d’un local commercial sur la parcelle voisine. Les travaux ont débuté, occasionnant selon la propriétaire des nuisances visuelles, olfactives et sonores, ainsi que des désordres matériels affectant son bien. Par acte du 2 décembre 2024, elle a assigné le bailleur social devant le juge des référés aux fins d’obtenir une mesure d’expertise sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile. Le défendeur a soulevé l’irrecevabilité de la demande au motif que l’article 750-1 du même code imposait une tentative de règlement amiable préalable, la demande étant relative à un trouble de voisinage. Il contestait en outre l’existence d’un motif légitime.

Le juge des référés devait déterminer si la demande d’expertise in futurum devait être précédée d’une tentative de conciliation, puis apprécier l’existence d’un motif légitime justifiant la mesure sollicitée.

Le juge a déclaré la demande recevable et ordonné l’expertise, retenant que « la demande de Madame [C] porte non pas sur un trouble de voisinage mais sur une demande d’expertise in futurum » et que la demanderesse justifiait d’un « intérêt légitime à voir ordonner une mesure d’expertise qui permettra d’améliorer la situation probatoire des parties ».

L’analyse de cette décision conduit à examiner successivement la qualification de la demande au regard de l’exigence de conciliation préalable (I), puis les conditions d’appréciation du motif légitime en matière d’expertise préventive (II).

I. L’inapplicabilité de l’article 750-1 du code de procédure civile à l’expertise in futurum

Le juge écarte l’irrecevabilité soulevée en distinguant la nature de la demande (A), consacrant ainsi l’autonomie procédurale de l’expertise préventive (B).

A. La distinction entre demande probatoire et action au fond

Le défendeur soutenait que l’article 750-1 du code de procédure civile imposait une tentative de résolution amiable préalable, la demande étant relative à un trouble de voisinage. Le juge rejette cette argumentation en relevant que « la demande de Madame [C] porte non pas sur un trouble de voisinage mais sur une demande d’expertise in futurum ». Cette distinction repose sur l’objet même de la saisine. La demanderesse ne sollicite pas la condamnation du bailleur social à l’indemniser d’un préjudice. Elle demande la désignation d’un expert pour établir des preuves.

L’article 750-1 vise les demandes tendant au paiement d’une somme n’excédant pas cinq mille euros ou relatives à certaines actions spécifiques, dont le trouble anormal de voisinage. Or le juge observe qu’« en l’état, aucun chiffrage d’éventuels préjudices n’est formulé et l’objet de l’expertise est de déterminer les éventuelles responsabilités encourues ». La demande d’expertise ne constitue pas une action relative à un trouble de voisinage au sens du texte.

B. L’autonomie procédurale de la mesure d’instruction préventive

Cette solution consacre l’autonomie de l’expertise in futurum par rapport au litige potentiel qu’elle prépare. Le juge souligne qu’« il appartiendra par la suite à Madame [C] de déterminer éventuellement le fondement de ses demandes en justice, qui pourront porter soit sur un trouble anormal de voisinage soit sur l’article 1240 du code civil ». L’incertitude sur le fondement juridique de l’action future confirme le caractère précontentieux de la mesure sollicitée.

Cette approche s’inscrit dans la jurisprudence constante de la Cour de cassation selon laquelle l’article 145 du code de procédure civile permet d’obtenir une mesure d’instruction avant tout procès, sans que le demandeur soit tenu de préciser le fondement juridique de son action éventuelle. La mesure probatoire est par nature antérieure à la qualification juridique du litige. Soumettre l’expertise préventive à l’obligation de conciliation prévue pour certaines actions au fond reviendrait à méconnaître cette spécificité.

II. L’appréciation souveraine du motif légitime et l’étendue de la mission expertale

Le juge caractérise le motif légitime au regard des éléments produits (A) et définit une mission étendue dépassant le simple constat (B).

A. La caractérisation du motif légitime par la convergence d’indices probants

Le juge rappelle que « le demandeur à la mesure n’est pas tenu de démontrer l’existence de faits qu’il invoque puisque cette mesure est justement destinée à les établir ». Il doit simplement « justifier d’éléments rendant crédibles ses allégations ». En l’espèce, plusieurs éléments convergent pour caractériser ce motif légitime.

Le juge relève d’abord l’absence de référé préventif à l’initiative du maître d’ouvrage, qualifiant cette omission de « particulièrement curieuse pour une société qui devrait être rompue aux pratiques en matière de constructions immobilières ». Le procès-verbal de commissaire de justice établit la proximité de la grue, l’existence de fissures, la présence de poussière noire, des nuisances sonores obligeant « à hausser le ton pour s’entendre » et des odeurs d’hydrocarbure. Ces constatations, effectuées par un officier public, confèrent aux allégations de la demanderesse une crédibilité suffisante.

B. L’étendue de la mission au-delà du simple constat

La mission confiée à l’expert dépasse largement le recensement des désordres apparents. L’expert devra notamment « dire si les travaux ont provoqué une fragilisation du terrain et de la maison », « vérifier que la construction est conforme au permis de construire », « chiffrer tous les postes de préjudice » et « donner plus généralement tous éléments permettant au juge du fond de trancher les responsabilités ».

Cette mission extensive pourrait susciter des interrogations. Le défendeur soutenait qu’« un expert technique ne peut avoir pour mission de dire le droit ». Le juge n’a pas expressément répondu à cet argument. Toutefois, les questions posées à l’expert restent d’ordre technique. La qualification juridique des faits demeurera du ressort exclusif du juge du fond. L’expert fournira des éléments factuels que le magistrat appréciera librement.

La répartition des charges de l’expertise mérite attention. Le juge laisse les dépens à la charge de la demanderesse et refuse l’application de l’article 700 du code de procédure civile, rappelant qu’il s’agit d’« une mesure probatoire précontentieuse ordonnée dans l’intérêt » de celle-ci. Cette solution est conforme à la pratique habituelle en matière d’expertise préventive, où le demandeur supporte le coût de la mesure qu’il sollicite dans son propre intérêt.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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