Tribunal judiciaire de Tours, le 19 juin 2025, n°23/03257

Le prêt d’argent entre concubins suscite un contentieux nourri devant les juridictions du fond. La question de la preuve de ce contrat, soumise aux exigences du droit commun, se heurte fréquemment à l’invocation d’une impossibilité morale de se procurer un écrit. Le Tribunal judiciaire de Tours, dans un jugement rendu le 19 juin 2025, apporte une illustration éclairante des conditions restrictives dans lesquelles cette exception peut être admise.

En l’espèce, deux personnes ont entretenu une relation sentimentale durant trois années. Entre janvier et février 2020, l’une d’elles a remis à l’autre une somme totale de 13 900 euros, destinée selon elle à financer l’acquisition d’un véhicule automobile. Ces fonds ont été versés en trois temps : un chèque de 2 000 euros le 25 janvier 2020, un dépôt d’espèces de 3 000 euros le 5 février 2020, puis un chèque de 8 900 euros le 11 février 2020. La relation ayant pris fin, celui qui avait remis les fonds a fait délivrer une sommation de payer le 23 mai 2023, demeurée infructueuse. Il a alors assigné la bénéficiaire des versements devant le Tribunal judiciaire de Tours le 25 juillet 2023, sollicitant la restitution de la somme prêtée. La défenderesse a contesté l’existence même du prêt, soutenant qu’il s’agissait d’un don consenti à l’occasion de sa fête.

Le demandeur prétendait que la somme de 13 900 euros constituait un prêt dont il réclamait le remboursement. Il invoquait l’impossibilité morale de se procurer un écrit en raison de la situation de concubinage qui le liait alors à la défenderesse. Cette dernière soutenait au contraire que les fonds lui avaient été offerts et que le demandeur ne rapportait pas la preuve de l’obligation de restitution alléguée.

La question posée au tribunal était celle de savoir si l’existence d’une relation de concubinage suffit à caractériser l’impossibilité morale de se procurer un écrit au sens de l’article 1360 du Code civil, permettant ainsi de prouver par tout moyen un prêt d’argent excédant 1 500 euros.

Le Tribunal judiciaire de Tours déboute le demandeur de l’ensemble de ses prétentions. Il juge que celui-ci « ne verse aux débats aucun écrit prouvant l’existence d’un prêt et n’explique pas en quoi la relation sentimentale entretenue constituait à elle seule une impossibilité morale de se procurer un écrit ». Le tribunal relève également l’absence de tout commencement de preuve par écrit et considère que « le seul fait matériel qu’il ait émis des chèques ou déposé des espèces au bénéfice de [la défenderesse] en janvier et février 2020 puis qu’il lui ait fait sommation de restituer ces sommes par acte d’huissier le 23 mai 2023 ne démontre pas l’existence d’une créance de restitution au titre d’un prêt ».

Cette décision invite à examiner d’abord l’exigence probatoire pesant sur celui qui invoque un prêt entre concubins (I), avant d’analyser l’appréciation restrictive de l’impossibilité morale retenue par le tribunal (II).

I. L’exigence d’une preuve écrite du prêt entre concubins

Le tribunal rappelle avec fermeté le principe de la preuve écrite pour les actes juridiques d’un montant supérieur à 1 500 euros (A), tout en soulignant l’insuffisance de la preuve de la remise des fonds pour établir l’existence d’un prêt (B).

A. Le rappel du principe de la preuve littérale

Le tribunal fonde son raisonnement sur l’article 1353 du Code civil, selon lequel « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ». Il en déduit qu’il « incombe au demandeur qui se prévaut d’un prêt d’en rapporter la preuve ». Cette règle probatoire est ensuite précisée par référence aux articles 1359 du Code civil et à l’article premier du décret du 15 juillet 1980. Ces textes imposent que l’acte juridique portant sur une somme excédant 1 500 euros soit prouvé par écrit sous seing privé ou authentique.

Le prêt de consommation, défini par l’article 1892 du Code civil comme le contrat par lequel l’une des parties livre une certaine quantité de choses qui se consomment par l’usage à charge pour l’emprunteur de rendre autant de même espèce et qualité, est un contrat réel qui se forme par la remise de la chose. La preuve de ce contrat obéit néanmoins aux règles du droit commun. Le prêteur doit donc établir non seulement la remise des fonds, mais également l’accord des parties sur l’obligation de restitution. La jurisprudence de la Cour de cassation est constante sur ce point : la preuve du prêt ne résulte pas de la seule démonstration de la remise des fonds.

En l’espèce, la somme litigieuse s’élevant à 13 900 euros, elle excédait largement le seuil de 1 500 euros au-delà duquel la preuve par écrit s’impose. Le demandeur ne produisait aucune reconnaissance de dette ni aucun document établissant l’accord de la défenderesse sur une obligation de remboursement.

B. L’insuffisance de la preuve de la remise des fonds

Le tribunal constate que le demandeur « établit qu’il a remis à [la défenderesse] la somme de 2 000 euros par chèque émis le 25 janvier 2020, 3 000 euros par un dépôt d’espèce le 5 février 2020 et 8 900 euros par chèque émis le 11 février 2020 ». La réalité de ces versements n’était d’ailleurs pas contestée par la défenderesse.

Cette preuve de la remise matérielle des fonds demeure toutefois insuffisante pour caractériser l’existence d’un prêt. Le tribunal énonce clairement que « le seul fait matériel qu’il ait émis des chèques ou déposé des espèces au bénéfice de [la défenderesse] ne démontre pas l’existence d’une créance de restitution au titre d’un prêt ». Cette position s’inscrit dans une jurisprudence bien établie qui distingue la preuve du versement de la preuve de la cause de ce versement.

Entre concubins, la remise de fonds peut revêtir plusieurs qualifications : prêt, don manuel, contribution aux charges de la vie commune ou encore exécution d’une obligation naturelle. En l’absence d’écrit précisant la nature juridique du versement, le juge ne peut présumer qu’il s’agit d’un prêt. La charge de la preuve de l’obligation de restitution pèse sur celui qui la revendique. Le demandeur échouait à rapporter cette preuve, quand bien même la réalité des versements était incontestable.

II. L’appréciation restrictive de l’impossibilité morale de se procurer un écrit

Le tribunal refuse d’admettre que le concubinage constitue en lui-même une impossibilité morale (A), tout en constatant l’absence de tout élément probatoire supplétif (B).

A. Le refus d’une présomption d’impossibilité morale tirée du concubinage

L’article 1360 du Code civil prévoit que les règles relatives à la preuve écrite « reçoivent exception en cas d’impossibilité matérielle ou morale de se procurer un écrit ». Le demandeur invoquait cette exception en faisant valoir qu’il « se trouvait alors en situation de concubinage avec [la défenderesse] et ainsi dans l’impossibilité morale de requérir la signature d’une reconnaissance de dette ».

Le tribunal rejette cette argumentation en relevant que le demandeur « n’explique pas en quoi la relation sentimentale entretenue avec [la défenderesse] constituait à elle seule une impossibilité morale de se procurer un écrit ». Cette motivation traduit une conception restrictive de l’impossibilité morale, qui ne saurait se déduire automatiquement de l’existence d’une relation affective entre les parties.

La jurisprudence admet certes que les liens familiaux ou affectifs puissent caractériser une impossibilité morale. Les relations entre époux, entre parents et enfants ou entre personnes liées par un rapport de confiance particulier ont pu justifier l’admission de cette exception. Le concubinage a parfois été reconnu comme source d’une telle impossibilité. La Cour de cassation exige cependant que soient caractérisées les circonstances précises rendant la sollicitation d’un écrit moralement impossible.

En l’espèce, le demandeur se contentait d’invoquer abstraitement sa qualité de concubin sans démontrer en quoi cette relation l’aurait empêché concrètement de demander un écrit. Le tribunal sanctionne ce défaut de caractérisation. Le concubinage ne crée pas une présomption d’impossibilité morale ; il appartient à celui qui s’en prévaut d’établir les circonstances particulières ayant rendu la demande d’un écrit inconcevable au regard des usages sociaux et de la nature de la relation.

B. L’absence de commencement de preuve par écrit corroboré

À défaut d’établir une impossibilité morale, le demandeur pouvait encore tenter de rapporter la preuve du prêt par un commencement de preuve par écrit corroboré par d’autres éléments, conformément à l’article 1361 du Code civil. L’article 1362 définit le commencement de preuve par écrit comme « tout écrit qui, émanant de celui qui conteste un acte ou de celui qu’il représente, rend vraisemblable ce qui est allégué ».

Le tribunal constate que le demandeur « ne produit par ailleurs aucune autre pièce émanant de [la défenderesse] ni aucun commencement de preuve par écrit rendant vraisemblable l’existence d’un prêt ». Cette carence probatoire est déterminante. Les seules pièces produites étaient les copies des chèques, le relevé du dépôt d’espèces et la sommation de payer délivrée par huissier en 2023. Or ces documents émanaient du demandeur lui-même et non de la défenderesse.

La sommation interpellative de 2023 ne pouvait davantage constituer un commencement de preuve par écrit. Elle émanait du demandeur et traduisait seulement sa prétention unilatérale à la restitution des fonds. Le tribunal souligne à juste titre que cet acte « ne démontre pas l’existence d’une créance de restitution ». L’absence de réponse de la défenderesse à cette sommation ne valait pas davantage reconnaissance de dette, le silence ne pouvant être interprété comme un aveu.

Cette décision rappelle utilement que dans le contentieux des prêts entre concubins, la preuve constitue souvent l’obstacle dirimant à la prétention du demandeur. En l’absence de précaution rédactionnelle prise au moment de la remise des fonds, celui qui a versé une somme d’argent à son partenaire se trouve démuni pour établir la nature juridique de ce versement une fois la relation achevée.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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