YAKAR ET AUTRES c. TÜRKİYE

Par une décision en date du 25 mars 2025, la deuxième section de la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée sur la recevabilité d’une requête introduite par plusieurs ressortissants turcs. En l’espèce, les requérants alléguaient être les descendants de personnes tuées lors d’événements survenus en 1938 et enterrées dans une fosse commune. Ils avaient saisi le procureur de la République d’Erzincan le 9 septembre 2011 afin d’obtenir l’autorisation d’exhumer les corps, de faire procéder à des tests d’identification et de pouvoir inhumer les dépouilles conformément à leurs rites religieux.

Le 28 septembre 2011, le procureur de la République a rendu une décision de non-lieu. Il a qualifié les faits d’homicides volontaires, écartant la qualification de génocide ou de crime contre l’humanité. Par conséquent, il a jugé l’action pénale éteinte en raison de l’expiration du délai de prescription de vingt ans prévu par le code pénal applicable à l’époque des faits. Les requérants ont formé une opposition contre cette décision, arguant que le procureur n’avait pas statué sur leur demande principale d’exhumation. Le 26 octobre 2011, la cour d’assises de Tunceli a confirmé la décision de non-lieu, la jugeant conforme à la procédure et à la loi. Saisie de l’affaire, la Cour européenne des droits de l’homme a été amenée à se demander si des requérants, qui cherchent à obtenir l’exhumation et l’identification de restes de leurs ancêtres pour des motifs religieux et familiaux, ont épuisé les voies de recours internes en ne saisissant que la seule autorité judiciaire pénale.

La Cour a répondu par la négative à cette question. Après avoir requalifié les griefs tirés des articles 6, 9 et 13 de la Convention sous l’angle de l’article 8, elle a déclaré la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Elle a estimé que les requérants n’avaient pas utilisé les recours administratifs et civils qui s’offraient à eux et qui présentaient des chances de succès raisonnables. La décision de la Cour repose ainsi sur une distinction nette entre l’objectif pénal, manifestement prescrit, et l’objectif civil des requérants, pour lequel d’autres voies de droit existaient. Cette approche conduit à écarter l’efficacité de la voie pénale pour la satisfaction des prétentions des requérants (I), tout en affirmant l’exigence de l’épuisement préalable des recours administratifs et civils (II).

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I. L’inefficacité de la voie pénale pour la satisfaction des prétentions des requérants

La Cour européenne des droits de l’homme entérine la position des juridictions internes en considérant que la voie pénale était vouée à l’échec. Ce constat repose d’une part sur la compétence limitée de l’office du procureur face à des faits prescrits (A), et d’autre part sur la nature essentiellement non répressive de la demande des requérants (B).

A. La compétence limitée du ministère public face à une action prescrite

La Cour souligne que l’obligation d’investigation du procureur de la République est conditionnée à la possibilité d’exercer des poursuites. L’article 160 du code de procédure pénale turc impose au procureur d’enquêter lorsqu’il est informé d’une situation susceptible de constituer une infraction. Or, dans le cas présent, les faits remontant à 1938, le procureur les a qualifiés d’homicides volontaires, une infraction soumise à un délai de prescription de vingt ans en vertu du droit applicable à l’époque. Cette prescription étant acquise depuis plusieurs décennies, toute poursuite pénale était impossible.

La Cour en déduit logiquement que l’obligation d’investigation pesant sur le procureur devenait caduque. Elle énonce que « l’article 160 du code de procédure pénale ne semble pas obliger le procureur de la République d’entamer des investigations dans un tel contexte où il ne pourra pas entamer de poursuites ». En l’absence de toute perspective de procès pénal, les mesures d’instruction sollicitées, telles que l’exhumation et l’identification des restes, perdaient leur justification dans ce cadre procédural. La saisine de l’autorité pénale ne pouvait donc aboutir, non pas en raison d’un déni de justice, mais par l’application stricte des règles gouvernant l’action publique.

B. La nature non pénale des demandes d’exhumation et d’identification

La Cour relève ensuite une discordance entre la voie de droit choisie par les requérants et la finalité de leur démarche. Leurs demandes ne visaient pas à l’établissement d’une responsabilité pénale ou à la sanction d’éventuels auteurs. L’objectif était d’exhumer, d’identifier et d’inhumer des restes humains conformément à leurs traditions. La Cour observe à ce titre que « les requérants ne semblent pas avoir demandé l’engagement de la responsabilité pénale d’un/des agents de l’État turc mais uniquement l’exhumation et l’identification des ossements et un ré-enterrement de ceux-ci ».

Cette finalité, qui relève du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention, dépasse largement le champ de la répression pénale. Les prétentions des requérants avaient une nature essentiellement civile ou administrative. En persistant dans la voie pénale après le constat de la prescription, les requérants s’adressaient à une autorité devenue incompétente pour répondre à leurs attentes spécifiques. C’est pourquoi la Cour se tourne vers l’examen des autres recours que les requérants auraient dû, selon elle, mettre en œuvre.

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II. L’exigence de l’épuisement des voies de recours administratives et civiles

La Cour fonde sa décision d’irrecevabilité sur l’existence de recours alternatifs que les requérants ont omis d’exercer. Elle considère que la voie administrative constituait un recours accessible et potentiellement efficace (A), et qu’une procédure civile offrait également une alternative pertinente pour atteindre leur objectif (B).

A. Le recours préalable nécessaire devant les autorités administratives

La Cour reproche aux requérants de ne pas avoir saisi les autorités administratives compétentes, alors même qu’ils avaient fondé leur demande initiale sur la législation pertinente en la matière. En effet, la loi no 1593 sur l’hygiène publique confère expressément aux municipalités le pouvoir d’autoriser l’exhumation de corps et leur inhumation dans un autre lieu. Les requérants ayant eux-mêmes invoqué ce texte, ils ne pouvaient ignorer l’existence de cette voie de droit. Le gouvernement a d’ailleurs produit des documents attestant qu’aucune demande n’avait été adressée à la municipalité ou à la préfecture d’Erzincan.

La Cour estime que cette voie administrative « était clairement celle avec le plus de chances de succès d’atteindre l’objectif des requérants et aurait dû être tentée ». En ne saisissant pas l’autorité administrative directement compétente pour autoriser une exhumation, les requérants ont privé les juridictions nationales de l’opportunité de traiter leur demande dans le cadre légal approprié. L’échec d’une telle démarche administrative, suivi le cas échéant d’un recours devant le juge administratif, aurait alors pu constituer un épuisement valable des voies de recours internes.

B. L’alternative offerte par la procédure civile de recueil de preuves

Outre la voie administrative, la Cour identifie une seconde possibilité dans le droit procédural turc. L’article 400 du code de procédure civile permet à toute partie de solliciter, en amont d’un procès futur, des actes de procédure visant à établir un fait. Cette procédure de constat de preuves aurait pu être utilisée par les requérants pour demander une expertise, une visite sur les lieux ou des analyses ADN, afin d’établir l’identité des restes et préparer une éventuelle action en dommages et intérêts.

Cette voie de recours présentait l’avantage d’être spécifiquement conçue pour la conservation de preuves susceptibles de disparaître avec le temps, une préoccupation centrale dans cette affaire. En ne l’utilisant pas, les requérants se sont privés d’un outil juridique adapté à leur situation. La Cour conclut donc que, faute d’avoir emprunté les voies administrative et civile qui leur étaient ouvertes, « les requérants n’ont pas donné aux juridictions turques l’occasion que l’article 35 de la Convention a pour finalité d’assurer aux États contractants d’éviter ou de redresser les violations qu’ils dénoncent ». La requête est ainsi logiquement rejetée pour défaut d’épuisement des recours internes.

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