6ème – 5ème chambres réunies du Conseil d’État, le 3 mars 2025, n°485894

Le Conseil d’État, par une décision du 3 mars 2025, se prononce sur la responsabilité de la puissance publique suite au suicide d’une personne détenue. Une femme, incarcérée en mai 2014 pour purger une peine d’emprisonnement, a mis fin à ses jours par pendaison en décembre de la même année. Elle souffrait de troubles mentaux chroniques et avait subi plusieurs hospitalisations psychiatriques avant son incarcération, dont une pour intoxication médicamenteuse volontaire. Ses proches ont saisi la juridiction administrative afin d’obtenir réparation du préjudice moral résultant de ce décès survenu en milieu carcéral. Le Tribunal administratif de Rennes, par un jugement du 28 janvier 2022, a rejeté l’ensemble des demandes indemnitaires présentées par les membres de sa famille. Saisie en appel, la Cour administrative d’appel de Nantes a confirmé ce rejet par un arrêt rendu en date du 2 juin 2023. Les requérants se sont alors pourvus en cassation, invoquant une mauvaise appréciation des faits relatifs à la détection du risque de passage à l’acte. Le litige porte sur l’obligation pour l’administration de prendre des mesures de prévention adaptées aux informations dont elle dispose sur l’état d’un détenu. La haute juridiction annule l’arrêt d’appel pour erreur de qualification juridique et engage la responsabilité administrative au terme d’un règlement du litige au fond. L’étude de cette décision impose d’analyser d’abord l’identification d’un risque suicidaire caractérisé avant d’examiner la reconnaissance d’une faute commise par l’administration.

I. L’identification rigoureuse d’un risque suicidaire caractérisé

A. La persistance d’une vulnérabilité psychiatrique lourdement documentée

Le juge administratif subordonne la responsabilité administrative à la condition que l’administration n’ait pas pris les mesures que l’on pouvait « raisonnablement attendre de sa part ». La décision souligne l’importance des « informations dont elle disposait, en particulier quant à l’existence chez le détenu de troubles mentaux » ou de signes de détresse psychologique. La victime souffrait de troubles mentaux graves caractérisés par une « psychose schizophrénique chronique » entraînant une anxiété pathologique ainsi que des pulsions agressives envers elle-même. Ces antécédents étaient connus des services, d’autant que l’intéressée avait déjà été hospitalisée d’office pour un risque sérieux de passage à l’acte auto-agressif. Le dossier mentionne une intoxication médicamenteuse volontaire antérieure, élément qui aurait dû alerter les agents sur la fragilité extrême de cette personne durant sa détention.

B. L’influence déterminante de l’environnement carcéral sur la psychologie

L’administration disposait d’éléments concrets permettant d’anticiper les effets néfastes de certaines décisions sur un état psychologique déjà marqué par une « extrême vulnérabilité » de la personne. La détenue avait effectivement reçu plusieurs nouvelles négatives, notamment une sanction disciplinaire de privation de parloir ainsi que le retrait de plusieurs crédits de réduction de peine. Le rejet d’une demande de placement sous surveillance électronique a constitué un facteur de déstabilisation supplémentaire pour une personne investie dans son projet de formation. Les rapports internes décrivaient une « détresse physique ou psychologique » évidente se traduisant par de la confusion, de l’agitation, de l’épuisement et des manifestations répétées de violence. L’accumulation de ces signaux d’alerte objectifs permettait aux autorités d’identifier un risque suicidaire immédiat sans qu’une tendance suicidaire avérée n’ait été préalablement identifiée.

Cette identification d’un danger prévisible permet de retenir une faute de service dont le Conseil d’État vient rectifier la qualification juridique par sa décision.

II. La consécration d’une faute dans la mission de prévention

A. La correction d’une erreur d’appréciation par le juge de cassation

Le Conseil d’État censure le raisonnement des juges du fond qui avaient estimé que les informations disponibles ne permettaient pas d’identifier un danger pour la vie. En jugeant ainsi, la Cour administrative d’appel de Nantes a « entaché son arrêt d’une erreur de qualification juridique des faits » au regard des circonstances de l’espèce. Cette position jurisprudentielle rappelle que le défaut de vigilance est constitué dès lors que les signaux faibles convergent vers une probabilité de passage à l’acte. La décision de la haute juridiction impose aux services pénitentiaires une lecture attentive du comportement global du détenu, incluant ses réactions face aux sanctions disciplinaires. Le juge de cassation exerce un contrôle étroit sur la qualification du risque, assurant ainsi une protection effective des droits fondamentaux des personnes privées de liberté.

B. L’indemnisation des préjudices nés de la carence administrative

L’administration n’ayant pas « pris les mesures préventives adéquates de protection ou de surveillance », elle doit être regardée comme ayant commis une faute engageant la responsabilité étatique. Cette carence dans la détection du risque suicidaire ouvre droit à la réparation intégrale des dommages subis par les membres de la famille de la victime. La haute assemblée évalue souverainement le préjudice moral des parents, de la fille mineure ainsi que des frères et sœurs de la défunte en fixant des indemnités. Le remboursement des frais d’obsèques est également accordé dès lors que ces dépenses présentent un lien direct et certain avec le fait générateur de la responsabilité. Cette solution confirme la rigueur de l’obligation de sécurité pesant sur la puissance publique à l’égard des citoyens dont elle assure la garde sous contrainte.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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