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Je vais d’abord lire intégralement la décision pour en saisir tous les éléments pertinents avant de rédiger le commentaire.
La décision soumise à l’analyse est un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, chambre 1-6, rendu le 24 juillet 2025, qui statue sur un litige opposant des particuliers à une société spécialisée dans la conception et l’installation de cuisines. Cette affaire soulève des questions relatives à l’obligation de sécurité de résultat pesant sur l’entrepreneur et à l’exception d’inexécution susceptible d’être invoquée par le maître de l’ouvrage victime d’un manquement contractuel.
En l’espèce, deux époux avaient confié à une société la conception et l’installation d’une cuisine au sein de leur domicile pour un montant de 12 350,19 euros. Le 28 avril 2014, soit la veille de l’établissement du certificat de fin des travaux, l’un des époux a été victime d’un traumatisme crânien après avoir heurté la structure métallique non protégée de la hotte aspirante, ce qui a conduit à son hospitalisation. Les époux ont refusé de payer le reliquat de 1 374,15 euros en invoquant le manquement de la société à son obligation de sécurité.
La procédure a connu un cheminement particulièrement long. La juridiction de proximité avait initialement condamné les époux au paiement du solde et rejeté leurs demandes. La Cour de cassation a cassé ce jugement par arrêt du 25 octobre 2017, renvoyant l’affaire devant le tribunal d’instance. Ce dernier s’est déclaré incompétent et a renvoyé devant le tribunal de grande instance. Par jugement du 4 novembre 2021, le tribunal judiciaire a condamné les époux au paiement du solde, rejeté leur demande en responsabilité contractuelle et délictuelle, et les a déboutés de leurs demandes d’expertise et de provision. Les époux ont interjeté appel.
Devant la cour d’appel, les époux soutenaient que la société avait manqué à son obligation de sécurité de résultat et invoquaient l’exception d’inexécution pour refuser le paiement du solde. La société, aux droits de laquelle venait désormais une autre entité à la suite de fusions-absorptions successives, sollicitait la confirmation du jugement et contestait les circonstances de l’accident.
La question principale posée à la cour d’appel était de déterminer si le maître de l’ouvrage, victime d’un dommage corporel causé par un élément d’équipement installé par l’entrepreneur, pouvait invoquer l’exception d’inexécution pour refuser le paiement du solde du prix, en raison du manquement de ce dernier à son obligation de sécurité de résultat.
La Cour d’appel d’Aix-en-Provence a infirmé le jugement entrepris. Elle a retenu que la victime rapportait la preuve de s’être blessée avec la hotte aspirante, que l’entrepreneur était débiteur d’une obligation de sécurité de résultat envers ses clients, et que celui-ci ne justifiait pas d’un cas de force majeure. Elle a jugé que l’inexécution de cette obligation était suffisamment grave pour justifier le refus de payer le solde du prix. En conséquence, elle a débouté la société de sa demande en paiement.
Cette décision présente un intérêt particulier en ce qu’elle articule l’obligation de sécurité de résultat de l’entrepreneur avec le mécanisme de l’exception d’inexécution, permettant au créancier d’une obligation inexécutée de suspendre l’exécution de sa propre obligation. Il convient d’examiner successivement la caractérisation du manquement à l’obligation de sécurité de résultat (I) puis les conditions de mise en oeuvre de l’exception d’inexécution (II).
I. La caractérisation du manquement à l’obligation de sécurité de résultat
La cour d’appel procède à une analyse rigoureuse des éléments de preuve pour établir les circonstances de l’accident (A), avant de tirer les conséquences du régime de l’obligation de sécurité de résultat (B).
A. L’établissement des circonstances de l’accident
La société contestait les circonstances de l’accident, soutenant que les témoignages produits émanaient de personnes rémunérées par la victime et que les documents médicaux étaient tardifs et non probants. Le tribunal avait retenu que « les circonstances de l’accident reposaient uniquement sur les allégations » de la victime et que les attestations avaient été rédigées « longtemps après les faits » sans décrire « le déroulement de la scène ».
La cour d’appel adopte une approche différente en procédant à une analyse globale des éléments de preuve. Elle relève plusieurs indices concordants : un courrier de janvier 2015 dans lequel la victime indiquait avoir « subi une grave blessure au niveau du crâne lors de la pose de la cuisine », deux attestations de témoins mentionnant que l’intéressé « s’était blessé avec la structure métallique de la hotte aspirante », l’intervention des pompiers le jour des faits, et la constatation d’une « plaie profonde au niveau du front ». La cour retient également que « le certificat médical et les photographies produites sont compatibles avec le heurt du coin d’un objet métallique en hauteur comme la structure d’une hotte ».
Cette méthode d’appréciation de la preuve mérite attention. La cour ne se fonde pas sur un élément isolé mais sur un faisceau d’indices qui, pris ensemble, établissent la matérialité des faits. Elle refuse l’approche fragmentée du premier juge qui avait écarté chaque preuve individuellement sans les confronter entre elles. Cette technique du faisceau d’indices est classique en matière de preuve des faits juridiques et s’avère particulièrement adaptée aux situations où aucun élément ne suffit à lui seul mais où leur accumulation emporte la conviction.
B. Le régime de l’obligation de sécurité de résultat
Une fois les circonstances de l’accident établies, la cour d’appel tire les conséquences du régime juridique applicable. Elle relève qu’« il n’est pas contesté par la SASU [R] Retail […] que la SAS FHDS est débitrice d’une obligation de sécurité de résultat envers ses clients ». Cette qualification emporte des conséquences décisives quant à la charge de la preuve.
En présence d’une obligation de résultat, le créancier n’a pas à prouver la faute du débiteur ; il lui suffit d’établir que le résultat promis n’a pas été atteint. Le débiteur ne peut alors s’exonérer qu’en prouvant la force majeure, la faute de la victime ou le fait d’un tiers présentant les caractères de la force majeure. La cour constate que « la SASU [R] Retail ne justifie pas que le manquement à l’obligation de sécurité de résultat de la SAS FHDS résulte de la force majeure ».
Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante qui impose à l’entrepreneur une obligation de sécurité de résultat dans ses rapports avec le maître de l’ouvrage. Le fondement de cette obligation réside dans l’article 1231-1 du Code civil, que la cour vise expressément : « le débiteur est condamné s’il y a lieu au paiement de dommages et intérêts soit en raison de l’inexécution de son obligation […] s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure ». L’arrêt rappelle ainsi que l’entrepreneur qui intervient au domicile de son client doit garantir sa sécurité pendant toute la durée des travaux. Cette obligation ne cesse qu’à la réception, ce qui explique que l’accident survenu la veille du certificat de fin de travaux engage pleinement la responsabilité de l’installateur.
II. Les conditions de mise en oeuvre de l’exception d’inexécution
Après avoir caractérisé le manquement contractuel, la cour d’appel examine si celui-ci justifie le refus de paiement opposé par les époux (A), puis statue sur les demandes subséquentes en réparation (B).
A. La gravité de l’inexécution justifiant la suspension du paiement
L’exception d’inexécution, mécanisme de justice privée, permet à une partie de suspendre l’exécution de son obligation tant que l’autre n’exécute pas la sienne. La cour d’appel vise l’article 1219 du Code civil qui dispose qu’« une partie peut refuser d’exécuter son obligation, alors même que celle-ci est exigible, si l’autre n’exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave ».
Cette condition de gravité constitue le pivot du raisonnement. La cour considère que « compte tenu de la blessure subie par M. [Y] [G] résultant des photographies […] et résultant du certificat médical mentionnant 10 jours d’incapacité totale de travail […] et retenant une plaie profonde, l’inexécution de l’obligation de sécurité est suffisamment grave ». Elle en déduit que l’intéressé « peut refuser d’exécuter son obligation de paiement du solde du prix d’un montant de 1 374,15 euros, sur une commande totale de […] 12 350,18 euros ».
L’appréciation de la gravité de l’inexécution revêt une importance particulière. La cour met en balance le montant du solde impayé avec la nature du préjudice subi. Un dommage corporel ayant entraîné une hospitalisation et dix jours d’incapacité constitue une atteinte suffisamment sérieuse pour justifier la suspension du paiement d’une somme représentant environ 11 % du prix total. Cette proportionnalité implicite entre le manquement invoqué et la sanction appliquée garantit que l’exception d’inexécution ne soit pas détournée de sa finalité.
La solution retenue présente également un intérêt sur le plan de l’articulation entre les différents moyens de défense du maître de l’ouvrage. La cour rappelle le principe de non-cumul des responsabilités contractuelles et délictuelles, refusant d’examiner la demande fondée sur la garde de la chose. En revanche, elle admet que l’exception d’inexécution puisse être invoquée parallèlement à une demande en responsabilité contractuelle, ces deux mécanismes poursuivant des finalités distinctes.
B. Le rejet des demandes subséquentes en réparation
Si la cour d’appel accueille l’exception d’inexécution, elle rejette en revanche les demandes d’expertise et de provision formulées par la victime. Elle fonde cette décision sur l’article 146 du code de procédure civile selon lequel « la mesure d’instruction ne peut pas suppléer la carence des parties ». La cour constate que « compte tenu de l’ancienneté des faits, et compte tenu que les documents médicaux présentés […] sont insuffisants pour rapporter la preuve de l’existence de séquelles qu’il conviendrait de déterminer par voie expertale ».
Cette solution peut surprendre au regard de l’accueil favorable réservé à l’exception d’inexécution. Elle révèle toutefois la distinction entre deux types de demandes. L’exception d’inexécution constitue un mécanisme de défense permettant de suspendre l’exécution d’une obligation ; elle n’exige pas la preuve d’un préjudice indemnisable. En revanche, la demande d’expertise vise à évaluer un préjudice en vue de sa réparation ; elle suppose que l’existence même de séquelles soit au moins vraisemblable.
L’écoulement du temps joue ici un rôle défavorable à la victime. Plus de dix ans séparent l’accident des derniers développements de la procédure. L’absence de suivi médical documenté entre 2014 et 2015, puis depuis lors, prive la demande d’expertise de tout fondement sérieux. La cour applique ainsi une jurisprudence constante qui refuse d’ordonner des mesures d’instruction à seule fin de permettre à une partie de combler ses lacunes probatoires.
Cette décision illustre les limites de l’action en responsabilité contractuelle lorsque la victime néglige de constituer des preuves de son préjudice dans un délai raisonnable. Si le manquement à l’obligation de sécurité est établi, l’indemnisation suppose encore de démontrer l’existence et l’étendue du dommage. L’arrêt constitue ainsi un avertissement : la reconnaissance d’une faute contractuelle ne suffit pas à garantir une réparation intégrale si le lien entre cette faute et les préjudices allégués demeure incertain.