Cour d’appel de Bordeaux, le 9 septembre 2025, n°23/00317

Aux termes de son arrêt du 9 septembre 2025, la cour d’appel de Bordeaux s’est prononcée sur les conséquences d’une prise d’acte de la rupture du contrat de travail par un salarié invoquant plusieurs manquements de son employeur, notamment le non-paiement d’heures supplémentaires, la méconnaissance de l’obligation de sécurité et une discrimination en matière de primes.

Un salarié avait été engagé en octobre 2017 en qualité de manutentionnaire par une société spécialisée dans les travaux d’isolation. Entre juillet 2019 et mars 2020, il fut victime de trois malaises reconnus comme accidents du travail. Les visites de reprise donnèrent lieu à des avis d’aptitude assortis de préconisations relatives au port d’équipements respiratoires adaptés et à la limitation du port de charges lourdes. En mai 2020, après une période d’activité partielle liée à l’état d’urgence sanitaire, le salarié fut de nouveau déclaré apte sous réserve d’aménagements. Une rupture conventionnelle fut évoquée le 20 mai 2020. Par courrier du 2 juin 2020, le salarié prit acte de la rupture de son contrat aux torts de l’employeur.

Le conseil de prud’hommes de Bordeaux, par jugement du 4 janvier 2023, fit droit à l’essentiel des demandes du salarié. Il jugea que la prise d’acte produisait les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse et condamna l’employeur à verser diverses sommes au titre de l’indemnité compensatrice de préavis, de l’indemnité de licenciement, de dommages et intérêts, de rappels de salaire sur heures supplémentaires, de la contrepartie obligatoire en repos et de l’indemnité forfaitaire pour travail dissimulé. L’employeur interjeta appel.

La société soutenait que la prise d’acte devait produire les effets d’une démission, contestant l’existence d’heures supplémentaires impayées et de tout manquement à ses obligations. Elle soulevait également l’irrecevabilité de la demande nouvelle formée en appel au titre du manquement à l’obligation de sécurité. Le salarié, intimé, sollicitait la confirmation du jugement et formait des demandes additionnelles.

La question principale soumise à la cour était de déterminer si les manquements invoqués par le salarié, relatifs au paiement des heures supplémentaires, à l’obligation de sécurité et à l’existence d’une discrimination, présentaient une gravité suffisante pour justifier que la prise d’acte produise les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

La cour confirma pour l’essentiel le jugement entrepris. Elle retint l’existence d’heures supplémentaires impayées, d’un manquement à l’obligation de sécurité et d’une discrimination. Elle jugea que ces manquements présentaient une gravité suffisante pour requalifier la prise d’acte en licenciement sans cause réelle et sérieuse. Elle infirma toutefois la condamnation au titre du travail dissimulé, faute de démonstration de l’élément intentionnel.

L’intérêt de cette décision réside dans l’articulation qu’opère la cour entre les différents manquements de l’employeur pour apprécier le bien-fondé d’une prise d’acte (I), ainsi que dans la distinction qu’elle établit entre les conditions de la responsabilité civile et celles de la sanction pénale du travail dissimulé (II).

I. L’appréciation cumulative des manquements de l’employeur justifiant la prise d’acte

La cour procède à une analyse méthodique des griefs invoqués par le salarié, établissant successivement le défaut de paiement des heures supplémentaires (A) et la méconnaissance de l’obligation de sécurité résultant d’un défaut de formation (B).

A. La charge de la preuve des heures supplémentaires et la carence probatoire de l’employeur

La cour rappelle le régime probatoire applicable aux heures supplémentaires tel qu’il résulte de la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation. Il appartient au salarié de présenter « des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments ». La cour précise que constituent des éléments suffisamment précis des décomptes établis par le salarié, y compris lorsqu’ils ont été réalisés a posteriori ou qu’ils présentent certaines anomalies.

En l’espèce, le salarié produisait des décomptes hebdomadaires mentionnant les périodes de congé, d’arrêts maladie et d’activité partielle. La cour juge ces éléments suffisamment précis pour permettre à l’employeur d’y répondre. Ce dernier ne parvient pas à établir l’existence d’horaires collectifs conformément aux dispositions légales et conventionnelles imposant leur affichage. Il ne démontre pas davantage un suivi individualisé des heures de travail. La cour relève que le décompte établi par l’employeur « est en contradiction avec la fiche de chantier versée aux débats par le salarié » et que les attestations produites, rédigées « dans des termes strictement identiques », sont inopérantes.

Cette approche illustre la rigueur avec laquelle les juridictions du fond appliquent désormais le régime probatoire issu de l’arrêt du 27 janvier 2021. L’employeur ne peut se borner à critiquer les éléments produits par le salarié ; il doit étayer positivement ses propres allégations. La sanction de sa carence probatoire est l’accueil des prétentions du salarié.

B. L’obligation de sécurité méconnue par le défaut de formation lors d’un changement de fonctions

La cour retient également un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. Elle constate que le salarié, engagé comme manutentionnaire, exerçait officieusement les fonctions de projeteur « sans avenant au contrat de travail et de façon générale sans régularisation officielle de ses attributions ». Or l’employeur « n’établit pas qu’il a fait dispenser une formation particulière au salarié afin qu’il puisse occuper ces nouvelles fonctions sans encourir de danger pour sa santé ».

La cour fonde son raisonnement sur l’article L. 4121-1 du code du travail qui impose à l’employeur de mettre en place des actions de prévention, d’information et de formation. Elle rappelle que l’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer l’effectivité de la protection de la santé et de la sécurité des salariés. Le défaut de formation préalable à l’exercice de nouvelles attributions caractérise le manquement.

Cette solution s’inscrit dans le mouvement jurisprudentiel qui, depuis l’abandon de l’obligation de résultat en 2015, apprécie la responsabilité de l’employeur au regard des mesures concrètement mises en œuvre. La cour ne se contente pas de constater une atteinte à la santé du salarié ; elle vérifie si l’employeur a satisfait à ses obligations de prévention et de formation. En l’absence de toute formation préalable à l’exercice de fonctions exposant le salarié à des risques spécifiques, le manquement est caractérisé indépendamment de la survenance d’un dommage.

II. La distinction entre responsabilité civile et sanction pénale dans la qualification des manquements patronaux

La cour opère une distinction nette entre les conditions requises pour engager la responsabilité civile de l’employeur et celles exigées pour lui appliquer les sanctions du travail dissimulé. Elle retient une discrimination non justifiée par des éléments objectifs (A) tout en refusant de caractériser l’élément intentionnel du travail dissimulé (B).

A. La discrimination établie par la résistance passive de l’employeur à produire des éléments de comparaison

La cour examine le grief tiré d’une discrimination en matière de primes. Le salarié soutenait avoir perçu des primes annuelles inférieures à celles de ses collègues qui auraient bénéficié d’un treizième mois. La cour applique le mécanisme probatoire propre à la discrimination : le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination, puis l’employeur doit prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

La cour retient que « le simple fait d’opposer à cette obligation une résistance passive constitue à lui seul un élément qui pris ensemble avec les bulletins de salaire du salarié et le bulletin de salaire de M. [N] peut laisser présumer […] l’existence d’une discrimination ». L’employeur n’avait pas déféré à l’injonction prononcée par la cour dans son arrêt du 21 octobre 2021 lui ordonnant de produire les bulletins de salaire des salariés comparables. Cette carence lui est opposée.

L’employeur « ne donne aucune explication sur son refus implicite de produire les bulletins de salaire » et « ne fournit aucune explication sur les critères qu’il retient pour déterminer les récipendiaires et le montant de la prime ». La cour en déduit qu’en l’absence de tout élément d’explication objectif, la discrimination est établie.

Cette solution illustre la portée probatoire du refus de l’employeur de produire des pièces dont la communication lui a été ordonnée. Le juge peut tirer toutes conséquences de ce comportement, y compris pour établir une présomption de discrimination que l’employeur ne parvient pas à renverser.

B. L’exigence d’un élément intentionnel pour caractériser le travail dissimulé

En dépit de la reconnaissance d’heures supplémentaires impayées sur une période de plus de deux ans, la cour infirme la condamnation de l’employeur au titre de l’indemnité forfaitaire pour travail dissimulé. Elle rappelle que l’article L. 8221-5 du code du travail vise le fait « de mentionner sur [le bulletin de paie] un nombre d’heures de travail inférieur à celui réellement accompli » mais exige que l’employeur se soit soustrait « intentionnellement » à cette obligation.

La cour juge que le salarié « ne démontre pas le caractère intentionnel des agissements de son employeur qui a mentionné régulièrement sur ses bulletins de paie un nombre d’heures de travail inférieur à celui réellement effectué ». Le seul constat objectif d’une minoration systématique des heures sur les bulletins de paie ne suffit pas à établir l’intention frauduleuse.

Cette solution peut paraître sévère au regard de l’ampleur et de la durée des manquements constatés. La cour avait relevé que le salarié avait réalisé 507 heures supplémentaires en 2018 et 342,5 heures en 2019, soit un volume considérable d’heures non déclarées. La répétition du manquement sur plusieurs années aurait pu être interprétée comme révélant une volonté délibérée de l’employeur.

Toutefois, la cour maintient l’exigence d’une preuve positive de l’intention frauduleuse, distincte du simple constat de l’inexécution. Cette position s’inscrit dans une jurisprudence constante qui refuse de déduire automatiquement l’élément intentionnel de l’importance du manquement. Elle préserve la distinction entre la responsabilité civile, fondée sur la seule inexécution, et la sanction quasi-pénale du travail dissimulé qui suppose la démonstration d’une fraude délibérée. Le salarié qui n’apporte pas cette preuve ne peut prétendre à l’indemnité forfaitaire de six mois de salaire, quand bien même ses autres demandes seraient accueillies.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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