Cour d’appel de Caen, le 5 août 2025, n°22/00374

La Cour d’appel de Caen, dans un arrêt du 5 août 2025, tranche un litige né de la création d’un fonds de commerce de boucherie et des travaux d’aménagement confiés à deux entrepreneurs distincts. Une société exploitante avait commandé en août 2018 des travaux d’agencement à une première entreprise et des équipements de laboratoire à une seconde. Face aux multiples désordres affectant les installations, le maître de l’ouvrage avait refusé de réceptionner les travaux du premier entrepreneur et formulé des réserves lors de la réception des travaux du second. Des ordonnances d’injonction de payer furent rendues au profit des entrepreneurs, puis mises à néant par les oppositions du maître de l’ouvrage. Une expertise judiciaire confirma la réalité de nombreux défauts. Le tribunal de commerce de Caen, par jugement du 19 janvier 2022, avait condamné le maître de l’ouvrage au paiement de soldes de factures tout en ordonnant aux entrepreneurs l’exécution de travaux de reprise sous astreinte. La question posée à la cour était celle de l’étendue des obligations respectives des parties dans un contrat d’entreprise affecté de défauts d’exécution multiples, en l’absence de maîtrise d’oeuvre. La cour infirme partiellement le jugement, condamnant le premier entrepreneur au remplacement intégral de la vitrine d’exposition non conforme et le second au changement complet de l’appareil de cuisson défectueux, tout en confirmant pour l’essentiel les condamnations réciproques au paiement des soldes dus.

I. L’exécution défectueuse des travaux d’aménagement

L’arrêt précise les conditions d’engagement de la responsabilité contractuelle de l’entrepreneur de travaux (A) avant d’examiner les modalités de réparation des préjudices résultant des défauts constatés (B).

A. La caractérisation des manquements contractuels de l’entrepreneur

La cour rappelle le cadre juridique applicable en citant l’article 1217 du code civil qui énumère les sanctions de l’inexécution contractuelle. Elle énonce qu’en « application de ce texte, les entrepreneurs sont tenus à une obligation de résultat quant aux travaux qu’ils doivent effectuer selon les règles de l’art et dans les délais convenus ». Cette qualification d’obligation de résultat emporte des conséquences probatoires déterminantes. Le maître de l’ouvrage n’a pas à démontrer une faute de l’entrepreneur mais seulement l’existence d’un défaut dans l’ouvrage livré.

L’expert judiciaire avait constaté des « défauts de planéité » du carrelage ne permettant pas « un nettoyage adéquat des sols », ajoutant que « les stagnations d’eau étaient de nature à présenter un risque sanitaire pour les produits travaillés ». La cour retient que « ces éléments établissent les manquements contractuels de la société Les Artisans Décorateurs à son obligation de résultat compte tenu des défauts de planéité du carrelage préjudiciables ». La démonstration du manquement repose ainsi sur le constat objectif de l’inadéquation de l’ouvrage à sa destination. Le carrelage d’un laboratoire alimentaire doit permettre l’évacuation des eaux de lavage selon des pentes appropriées. L’absence de cette qualité essentielle caractérise à elle seule l’inexécution.

S’agissant de la vitrine réfrigérée, l’expert avait relevé « une température de 6 et de 5,8 degrés aux extrémités de la vitrine alors que celle-ci devrait être située autour de 2 degrés ». La cour juge que « cet équipement, destiné à conserver des aliments vendus au public, doit remplir par lui-même son office sans ajout de matériel de nature à pallier les dits défauts ». Elle souligne « l’importance que revêt pour un commerce de boucherie la nécessité d’être assuré d’une température constante, uniforme et conforme à la réglementation en matière d’hygiène et de sécurité alimentaire ». Cette motivation révèle l’appréciation in concreto de la conformité contractuelle. L’équipement doit répondre à sa destination professionnelle spécifique sans palliatifs.

B. L’étendue de la réparation et ses limites

La cour adopte une approche différenciée selon la nature des préjudices invoqués. Elle valide l’évaluation expertale des travaux de reprise en retenant que « les prix étaient cohérents avec ceux régulièrement constatés pour ce type de prestation ». Le montant de 15.538 euros hors taxe est confirmé pour la réfection du carrelage. Sur le quantum alloué, la cour précise une règle importante relative à la TVA. Elle énonce que « si l’indemnité allouée doit en principe inclure le montant de la taxe à la valeur ajoutée, il en va différemment si celle-ci peut être récupérée par le maître de l’ouvrage ». La condamnation est prononcée en montant hors taxe faute pour le maître de l’ouvrage de démontrer son impossibilité de récupérer la taxe.

Concernant le remplacement de la vitrine, la cour infirme la solution retenue par les premiers juges qui avaient ordonné la pose d’un déflecteur préalablement à un éventuel remplacement. Elle constate que « le procès-verbal de constat du 24 août 2022 révèle une température de 11,7 degrés dans la partie défectueuse de la vitrine » malgré les travaux ordonnés en première instance. Elle en déduit qu’« il est manifeste que la vitrine réfrigérée ne permet pas l’usage attendu sur l’ensemble de sa surface » et ordonne son « remplacement intégral » aux frais de l’entrepreneur. Cette solution illustre le pouvoir du juge de substituer une mesure de remplacement à une simple réparation lorsque celle-ci s’avère insuffisante.

En revanche, la cour rejette la demande de perte de chiffre d’affaires évaluée à 126.000 euros. Elle relève que la société « n’a pas invoqué la perte de marchandises ni aucun préjudice résultant de l’impossibilité d’utiliser une partie de sa vitrine auprès de l’expert ». Elle ajoute que « les mesures des parties de la vitrine concernées par les dysfonctionnements allégués ne sauraient être retenues à partir des seules photos du rapport d’expertise » et que « rien ne vient établir que le chiffre d’affaires réalisé par un commerçant en boucherie serait proportionnel au seul nombre de m² de la surface de sa vitrine de présentation ». Cette exigence probatoire stricte s’explique par la nature du préjudice économique qui requiert une démonstration du lien de causalité entre le désordre et la perte alléguée.

II. Le régime applicable aux équipements professionnels défectueux

L’arrêt distingue le régime de responsabilité applicable aux équipements professionnels (A) puis examine les conséquences du dysfonctionnement persistant malgré les mesures ordonnées en première instance (B).

A. L’exclusion des garanties légales des constructeurs

La cour procède à une qualification juridique rigoureuse des travaux litigieux. Elle énonce que « les éléments d’équipement installés en remplacement ou par adjonction sur un ouvrage existant ne constituent pas en eux-mêmes un ouvrage et qu’ils ne relèvent ni de la garantie décennale ni de la garantie biennale de bon fonctionnement, quel que soit le degré de gravité des désordres, mais de la responsabilité contractuelle de droit commun ». Elle ajoute que selon l’article 1792-7 du code civil, « ne sont pas considérés comme des éléments d’équipement d’un ouvrage les éléments d’équipement, y compris leurs accessoires, dont la fonction exclusive est de permettre l’exercice d’une activité professionnelle dans l’ouvrage ». Cette double exclusion cantonne le litige dans le droit commun des contrats.

La cour examine ensuite l’effet de la réception des travaux. Elle rappelle que « la réception couvre les défauts de conformité contractuels apparents comme les malfaçons apparentes qui n’ont pas fait l’objet de réserves ». Elle relève toutefois que « la position du Vario » avait fait l’objet d’une réserve lors de la réception et que « la mention revu la position du Vario NON conforme apposée par les parties sur le procès-verbal du 20 décembre 2018 n’est pas suffisamment explicite pour tenir lieu de levée des réserves ». Cette interprétation stricte de la levée des réserves protège le maître de l’ouvrage contre une renonciation implicite à ses droits.

La cour admet également l’application de la garantie contractuelle stipulée au devis pour « les vices affectant le matériel ou l’installation » pendant un an à compter de la réception. Elle constate que le dysfonctionnement avait été « dénoncé dans l’année de la réception des travaux ». Cette garantie conventionnelle offre au maître de l’ouvrage une protection complémentaire du droit commun.

B. La sanction du dysfonctionnement persistant

L’expert judiciaire avait constaté que « la vapeur s’échappait au travers des joints périphériques du couvercle » et qu’« une grande quantité d’eau était présente sur la tablette support ainsi que dans les étagères dans le meuble sous l’appareil », concluant que « l’appareil ne peut être utilisé normalement ». Il avait préconisé un calage préalable de la table et, en cas d’échec, « le remplacement complet de l’appareil et de la table qui le supporte ». Le tribunal avait ordonné le calage et le remplacement du joint d’étanchéité avec remplacement conditionnel.

La cour constate que l’entrepreneur est intervenu en juillet 2022 pour « la mise à niveau du support et des cuves, et le remplacement des joints ». Mais le procès-verbal de constat établi contradictoirement révèle qu’après mise en chauffe, « le couvercle fermé, la vapeur s’échappe en grande quantité de l’appareil, principalement à l’avant de l’appareil et notamment au niveau de la poignée ». La cour relève que « la société CF Concept ne justifie pas d’une nouvelle intervention de sa part à la suite de ce constat ». Elle en tire la conséquence que « compte tenu du fonctionnement anormal persistant de l’appareil en dépit du changement de joint d’étanchéité et du calage auquel il a été procédé », il convient d’ordonner « le changement complet à ses frais du Vario Cooking avec sa table et l’installation de ces matériels ».

Cette solution illustre la gradation des sanctions contractuelles. La simple réparation cède le pas au remplacement lorsque les mesures conservatoires s’avèrent insuffisantes à rétablir l’usage normal du bien. La cour assortit sa condamnation d’une astreinte de 200 euros par jour de retard pendant trois mois, passé un délai de deux mois à compter de la signification de l’arrêt. Elle refuse toutefois d’autoriser le maître de l’ouvrage à procéder lui-même au remplacement aux frais avancés de l’entrepreneur, estimant que « l’astreinte assortissant la condamnation est de nature à assurer le respect par la société CF Concept de son obligation ».

Enfin, la cour alloue 3.000 euros de dommages et intérêts au titre du préjudice de jouissance « compte tenu de l’usage réduit du Vario Cooking imposé en raison de son dysfonctionnement depuis plusieurs années ». Elle refuse la condamnation solidaire des deux entrepreneurs au motif que « chacune a accompli des travaux distincts ayant occasionné un préjudice de jouissance propre à chaque défaut de conformité ou d’exécution constaté ». Cette solution respecte le principe selon lequel la solidarité ne se présume pas et requiert soit une stipulation contractuelle soit une disposition légale.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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