Cour d’appel de Douai, le 26 juin 2025, n°23/01438

La question du devoir de mise en garde du banquier à l’égard d’un emprunteur non averti constitue un terrain contentieux particulièrement fertile. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Douai le 26 juin 2025 en offre une illustration significative, à travers le prisme d’un prêt relais consenti à une association culturelle.

Une association régie par la loi de 1901, ayant pour objet la conservation du patrimoine cinématographique, avait déposé une demande de subvention auprès du Fonds européen de développement régional. Cette demande fut acceptée dans son principe le 27 octobre 2014. Le 30 juin 2015, un établissement bancaire lui consentit un prêt relais de 141 200 euros, remboursable sur douze mois avec un différé d’amortissement de onze mois et paiement intégral du capital in fine. À l’échéance, l’emprunt ne fut pas remboursé. Une mise en demeure fut adressée le 1er juin 2017. Des versements partiels intervinrent en septembre, octobre et novembre 2018, pour un montant total de 117 479,98 euros, laissant un solde de 38 687,14 euros.

L’établissement de crédit assigna l’association en paiement le 14 octobre 2019. Par jugement du 2 mars 2023, le tribunal judiciaire de Valenciennes condamna l’association au paiement du solde, mais retint également un manquement de la banque à son devoir de conseil et de mise en garde, lui allouant 40 500 euros de dommages et intérêts et ordonnant la compensation. La banque interjeta appel, contestant exclusivement le manquement retenu à son encontre. L’association forma un appel incident, sollicitant une indemnisation majorée.

La question posée à la cour était la suivante : un établissement bancaire manque-t-il à son devoir de mise en garde en octroyant un prêt relais à une association dont le fonctionnement dépend essentiellement de subventions, sans l’alerter sur le risque d’endettement excessif ?

La cour d’appel de Douai confirme intégralement le jugement entrepris. Elle retient que l’association constitue un emprunteur profane, que sa situation financière révélait une fragilité manifeste et que l’octroi du prêt impliquait un risque d’endettement excessif au regard du caractère aléatoire de la subvention attendue.

Cette décision mérite examen tant au regard de la caractérisation de l’emprunteur non averti (I) que de l’appréciation du risque d’endettement excessif (II).

I. La caractérisation de l’emprunteur non averti

La cour procède à une qualification minutieuse de l’emprunteur (A) avant d’en tirer les conséquences sur l’étendue du devoir de mise en garde (B).

A. L’appréciation in concreto de la qualité d’emprunteur profane

La cour relève qu’il est « incontestable au cas particulier que l’association est un emprunteur profane ». Elle fonde cette qualification sur deux éléments. D’une part, les activités de l’association sont exclusivement culturelles. D’autre part, « il ne ressort d’aucun objectif du dossier que cette association dispose de compétences particulières en matière financière et bancaire ». La cour ajoute que le président de l’association « a un savoir-faire dans la réalisation de documentaires ce qui atteste bien qu’il est un emprunteur profane ».

Cette appréciation s’inscrit dans la lignée jurisprudentielle inaugurée par l’arrêt de la chambre mixte du 29 juin 2007. La Cour de cassation y avait posé que le devoir de mise en garde s’impose « pour un emprunteur non averti ». La distinction entre emprunteur averti et non averti commande l’existence même du devoir de mise en garde. Un emprunteur averti, disposant des compétences nécessaires pour apprécier par lui-même les risques de l’opération, ne peut se prévaloir d’un tel devoir.

La cour de Douai adopte une méthode d’appréciation strictement in concreto. Elle ne se contente pas d’examiner la nature juridique de l’emprunteur. Une association, même dotée de la personnalité morale, n’est pas présumée avertie. La cour scrute les compétences effectives de la structure et de son représentant. Cette approche factuelle permet d’éviter l’écueil d’une présomption fondée sur le seul statut de personne morale.

B. Les conséquences attachées à la qualité d’emprunteur non averti

La qualification d’emprunteur non averti emporte une conséquence majeure : l’établissement de crédit est tenu d’un devoir de mise en garde. Ce devoir, distinct du simple devoir d’information, impose au banquier d’attirer l’attention de l’emprunteur sur les risques de l’opération envisagée. La cour rappelle que « l’obligation de mise en garde à laquelle est tenu un établissement de crédit à l’égard d’un emprunteur, avant de lui consentir un prêt porte donc sur l’inadaptation de celui-ci aux capacités financières de l’emprunteur et le risque de l’endettement qui résulte de son octroi ».

La cour cite également un arrêt de la première chambre civile du 27 juin 1995, selon lequel « le banquier se devant d’attirer l’attention de l’emprunteur sur l’importance de l’endettement résultant du prêt contracté ». Cette référence souligne l’ancrage ancien de cette obligation dans la jurisprudence.

La reconnaissance de la qualité d’emprunteur non averti ouvre ainsi la voie à l’examen du respect effectif du devoir de mise en garde. La charge de la preuve pèse sur l’établissement de crédit, qui doit « justifier avoir satisfait à cette obligation ». En l’espèce, aucune pièce ne démontre que la banque aurait alerté l’association sur les risques encourus.

II. L’appréciation du risque d’endettement excessif

La cour caractérise la fragilité financière de l’emprunteur (A) avant de consacrer la réparation du préjudice par la perte de chance (B).

A. La fragilité financière révélée par les éléments comptables

La cour examine les comptes annuels de l’association pour les années 2012, 2013 et 2014. Elle constate « un compte de résultat négatif pour les années 2012 et 2013 et un compte de résultat positif en 2014 à hauteur de 84 816 euros lequel s’explique par un résultat exceptionnel lié au versement d’une dotation fonds dédiés d’un montant de 85 504 euros ». Elle en déduit que « de tels éléments permettent d’établir la fragilité financière de la structure dont le fonctionnement dépend essentiellement des subventions qui lui sont accordées ».

Cette analyse comptable révèle que l’équilibre financier de l’association était structurellement précaire. Le résultat positif de 2014 ne procédait pas d’une activité génératrice de revenus récurrents, mais d’un apport exceptionnel. La dépendance aux subventions constituait un facteur de risque majeur, particulièrement pour un prêt relais adossé à l’obtention d’une subvention européenne.

La cour souligne que « l’octroi du prêt remboursable pour l’intégralité du capital, à l’issue d’une période de 12 mois, impliquait incontestablement un risque d’endettement excessif pour l’association au regard des faibles capacités financières de celle-ci et du montant aléatoire de la subvention qui lui serait in fine alloué ». Le caractère aléatoire de la subvention aggravait le risque. La lettre du préfet du 27 octobre 2014 n’accordait qu’un accord de principe, le montant étant fonction des dépenses effectivement réalisées et justifiées.

B. La réparation par la perte de chance : une application orthodoxe du préjudice indemnisable

La cour confirme l’allocation de 40 500 euros de dommages et intérêts, précisant qu’il s’agit d’une « somme correspondant exactement à son préjudice au regard du principe de réparation intégrale du préjudice qui commande de réparer tout le préjudice mais rien que le préjudice ». La réparation intervient au titre de « la perte de chance subie ».

Le recours à la notion de perte de chance constitue l’application constante de la jurisprudence en matière de manquement au devoir de mise en garde. Le préjudice ne réside pas dans l’existence même de la dette, puisque l’emprunteur a effectivement reçu les fonds. Il réside dans la perte de la chance de ne pas contracter ou de contracter à des conditions différentes. Cette chance doit être réelle et sérieuse. L’évaluation de la perte de chance implique une appréciation souveraine des juges du fond, qui doivent la distinguer du préjudice final.

En l’espèce, la somme de 40 500 euros correspond à la différence entre la créance de la banque (38 687,14 euros) et l’indemnisation accordée, permettant une compensation favorable à l’association. La cour d’appel, en confirmant cette évaluation, valide l’appréciation du premier juge quant à l’intensité de la perte de chance subie. L’association, dûment mise en garde, aurait pu renoncer à l’opération ou négocier des modalités de remboursement moins contraignantes.

Cette décision s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence protectrice des emprunteurs non avertis face aux établissements de crédit. Elle rappelle que le devoir de mise en garde ne constitue pas une simple formalité, mais une obligation substantielle dont la méconnaissance engage la responsabilité du banquier.

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Hassan KOHEN
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